Culture
Longtemps sous-estimée, la musique venue de Suisse connaît un succès sans précédent souvent bien au-delà des frontières. Tour d’horizon d’une scène décomplexée et de qualité, portée par la fulgurance de son offre abondante.
« Dans le top 10 de notre playlist », le verdict de Vogue Germany est sans appel à la sortie, en 2015, de Thrill Addict, l’avant-dernier album studio de Peter Kernel. Rebecca Manzoni, qui sème son petit supplément d’âme sur les ondes de France Inter, n’est pas moins élogieuse lorsqu’elle chronique le nouvel album Catching Bad Temper des Puts Marie, en octobre 2018. Quant à Vendredi sur Mer, elle se voit pousser des ailes lorsque Les Inrocks l’érigent en petite chérie dès ses premiers pas dans la musique.
Que peuvent bien avoir ces artistes en commun ? Ils sont tous suisses. Mis à part Charline Mignot, à la tête de Vendredi sur Mer, qui a quitté Genève pour mener son projet à Paris, ils ont tous décidé de vivre l’aventure en restant chez eux. Un choix artistique tout sauf anodin dès lors qu’on sait que le pays est treize fois plus petit que la France.
Délestée de ses complexes d’hier, la scène helvétique s’exporte mieux que jamais. Des noms ? The Rambling Wheels, Anna Aaron, Sophie Hunger, Billie Bird et plus récemment John Dear, Adriano Koch, Sandor, Muddy Monk, Black Tropics, Sim’s… La longue liste est aussi aguichante que variée.
Chacun dans leur registre, ces artistes transcendent un certain manquement d’identité musicale suisse en une qualité féconde : de toutes les nuances du rock au folk, en passant par le jazz et l’électro, quoi de plus propice qu’un terrain neutre pour explorer sa voie en toute liberté ? « La scène est foisonnante, observe Christian Fighera, codirecteur de l’entreprise Two Gentlemen Records spécialisée dans le développement de carrière d’artistes indépendants. Il y a beaucoup de labels, de structures et de groupes qui tournent à l’étranger. »
Selon lui, les métiers du secteur se sont considérablement professionnalisés depuis une vingtaine d’années. Mais il souligne la grande qualité de la musique et de la production : « Il est plus facile d’enregistrer aujourd’hui grâce à la technologie. D’autre part, les artistes qui ont réussi à l’époque, comme Stephan Eicher et The Young Gods, ont montré que c’est possible. Ils ont ouvert les portes. »
La Suisse, pays de paradoxes
Culturellement et géographiquement, la Suisse est singulière. Plantée au beau milieu du continent sans faire partie de l’Union européenne, le pays a longtemps pâti de son aura de petit eldorado engourdi par son confort. On y parle trois langues nationales, un signe particulier qui, pour beaucoup, représente un obstacle plutôt qu’un enrichissement. Souvent diamétralement opposées, les sensibilités propres aux trois régions linguistiques donnent pourtant lieu à une identité commune.
Malgré certains clichés, le pays s’est toujours montré friand de culture, pas farouche à l’underground ni à l’expérimental. C’est l’une des raisons pour lesquelles on voue encore aujourd’hui un véritable culte à certains artistes des années 80. Parmi eux, on compte Yello, le duo zurichois précurseur de l’electro arty. Oh Yeah, The Race, Bostich, Vicious Games… Boris Blank et son complice Dieter Meier sont responsables de certains des plus grands hits de la décennie avec des clips surréalistes inscrits dans la continuité du mouvement dada né à Zurich, au début du XXe siècle.
C’est sur scène que le groupe de musique industrielle électronique genevois The Young Gods construit son mythe avec des shows complètement hors norme. Catia Bellini, batteuse au sein du duo John Dear dont le deuxième album Drugstore Cowboys vient d’arriver dans les bacs, l’assure : « En termes de qualité et d’exigence, on a vraiment des groupes bluffants. On est des drôles de gaillards avec nos multiples influences et les jeunes qui explosent se foutent pas mal des étiquettes. »
Elle estime aussi qu’en se dématérialisant et en circulant partout grâce à Internet, la musique bénéficie d’un éclatement des frontières géographiques. « On pourrait avoir cette vieille tendance à attendre la validation d’un média ou d’un événement à l’étranger pour tendre l’oreille, continue-t-elle. Comme si, ici, les médias nous semblaient moins glamour. Alors que c’est faux, on a d’excellentes radios. »
Comme la plupart des formations rock, John Dear a choisi l’anglais pour des questions de musicalité. D’un autre côté, en même temps que certains artistes français revendiquant leur langue maternelle, comme Juliette Armanet ou Keren Ann qui sort son premier album entièrement en français depuis dix-sept ans, on assiste à un phénomène similaire en Suisse.
« Chanter en français est indispensable pour moi. J’ai fait de la musique pour exprimer mes émotions et mon vécu, ça sonnerait faux d’écrire mes textes dans une autre langue. Au-delà de la question d’authenticité, j’ai écouté de la chanson française toute ma vie, même quand j’étais le dernier des Mohicans à aimer Véronique Sanson ou Michel Berger », avoue Sandor, dont le premier album sobrement baptisé Sandor vient de sortir. En anglais ou en français, on aurait tort de se priver de l’offre riche et sans précédent de la musique venue de Suisse.