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En 2022, plus d’une chaussure sur deux vendue dans le monde sera une sneaker. Une bascule historique. Jusqu’au mitan des années 2000, elles étaient l’apanage des jeunes gens cool, le signe d’appartenance à une communauté musicale, sportive ou branchée. Les autres les sortaient le week-end pour faire les courses et se balader. Depuis, les sneakers sont portées par tous et partout, des mariages jusqu’au bureau. Photographie d’un marché en pleine ébullition.
On les appelait tennis ou baskets, en référence à leur utilité sportive. On les nomme aujourd’hui sneakers, de l’anglais to sneak signifiant « se déplacer furtivement », allusion au peu de bruit émis par leurs semelles en caoutchouc. Tout l’inverse de son marché qui, lui, en fait beaucoup, bouleversant radicalement l’industrie de la chaussure et de la mode depuis cinq ans.
Hors chaussants de sport, tongs et chaussons, 50 % des chaussures vendues dans le monde sont désormais des sneakers (contre 32 % il y a cinq ans), représentant un marché global estimé à 81 milliards d’euros, dont 4 pour la France, en 2021.
Les chiffres de ce boom économique jeune et protéiforme « sont à prendre avec beaucoup de précaution, prévient Dorval Ligonnière, responsable études et marketing à la Fédération française de la chaussure (FFC). D’abord parce que les deux dernières années n’ont pas été “normales”, comme on le sait. Ensuite parce qu’il se vend des sneakers à tout-va, des équipementiers sportifs historiques à la grande distribution, en passant par le monde du luxe, les petites boutiques, les sites web, ce qui rend une comptabilité exacte compliquée. Et enfin, parce que les marques ne dévoilent pas toutes leurs chiffres sur un secteur hautement concurrentiel. »
Seules certitudes : au prochain semestre – « si ce n’est déjà fait », selon l’analyste de la FFC – la sneaker aura pour la première fois pris l’ascendant sur la chaussure « de ville ». Et la bataille commerciale ne fait que commencer…
Nike domine, le luxe s’acoquine
La photographie du marché est nette : Nike domine le monde, avec Adidas dans sa roue. Les deux mastodontes du sportwear trustent 60 % des ventes en s’appuyant sur une stratégie à deux leviers bien rodée : aguicher la frénésie des « sneakers addicts » à grand renfort de nouveautés, de collabs et de séries limitées, tout en confortant massivement ses finances grâce à la vente de modèles phares comme la Stan Smith, l’Air Force One ou la Converse All Star (propriété de la marque à la virgule).
« En termes de volume, les basiques indémodables forment le gros socle du marché, explique Maximilien N’Tary-Callafard, spécialiste du secteur et éditeur de Le Closet Magazine. La grande majorité des consommateurs veulent du standard, de la valeur sûre, dans des coloris sobres (blanc, noir, bleu). Ce n’est pas pour rien si leur ADN design est copié à l’envi, des marques low cost aux maisons de luxe, l’explosion de ce dernier segment étant la plus spectaculaire. »
Longtemps rétive aux codes de la street culture, l’industrie du luxe a opéré un virage à 180 degrés, bien obligée de prendre en considération les aspirations de sa nouvelle clientèle jeune émergeant en Chine, au Moyen-Orient et aux États-Unis. « La tendance est poussée par les stars du foot, du basket et du rap, très influentes auprès des jeunes au gros pouvoir d’achat », poursuit le spécialiste.
En 2019, les sneakers ont ainsi représenté 90 % des ventes de chaussures chez Balenciaga, 70 % chez le précurseur Pierre Hardy et chez Gucci, 40 % chez Hermès et Louis Vuitton. Inimaginable il y a encore cinq ans. Pour les moins riches, « même si le prix d’une sneaker de luxe reste conséquent, il l’est toujours moins que celui d’un costume. On s’offre et on affiche ainsi un petit peu du rêve du prestige que ces marques véhiculent », souligne Régis Billard, ancien cadre marketing de Nike au milieu des années 2000, qui se souvient que, « à l’époque, il fallait mettre un pied dans la porte » pour être reçu (et vendu) dans la sphère haut de gamme, qui mange désormais un quart du gâteau.
Un avenir green pour les sneakers ?
Encore très loin derrière en termes de chiffres d’affaires et de distribution, mais sur toutes les lèvres des acteurs du marché, une autre tendance pointe : la basket écoresponsable. Et sur ce créneau, cocorico : la France possède, avec l’Espagne, « une longueur d’avance, assure Dorval Ligonnière. Parce qu’il existe une sensibilité prononcée sur cette question dans notre pays et aussi parce que l’Europe impose les normes RSE les plus restrictives au monde. »
Toutes les marques devront se plier à une notation environnementale, à compter de 2023. Des contraintes n’empêchant pas la créativité. « Les marques green poussent comme des champignons », décrit Maximilien N’Tary-Callafard. Toutes rêvent du destin de la tête de gondole tricolore Veja – 4 millions de paires vendues depuis 2004 –, qui a su lier éthique et esthétisme. « Ce combo est la clé du succès, or les marques écolo péchaient sur ce point, note Patrice Bastian, qui a modernisé Piola. Aussi sensible soit le consommateur aux intentions vertueuses, ce qu’il veut, à la fin, c’est une belle basket. » Il a aujourd’hui l’embarras du choix…
Seconde main, jeu de vilains ?
Longtemps circonscrit aux fans de sneakers souhaitant renouveler (et faire fructifier) leur collection, le marché du resell s’est élargi avec la démocratisation du vide-dressing en ligne. Un système de transaction de plus en plus spéculatif. Jusqu’à l’explosion ? Depuis le milieu des années 2010, le marché de la sneaker compte un nouveau type de vendeur : le consommateur lui-même.
Jusqu’alors, le marché de la « seconde main » était circonscrit au giron des chasseurs de baskets (sneakerheads) faisant le pied de grue devant des magasins (camp out) lors de la sortie d’éditions limitées (drop) pour revendre le « précieux » à prix d’or via des forums spécialisés.
Aujourd’hui, nul besoin de sortir de chez soi, la traque de pièces rares s’organisant sur le web, lors de tombolas (raffles) donnant accès à l’achat. La valeur des modèles acquis augmente jusqu’à 1 000 % du prix initial. Estimé à 2 Mds $ en 2019, et à 6 aujourd’hui, le marché du resell pourrait atteindre les 30 Mds $ en 2030 d’après la banque Cowen.
Des sommes faramineuses révélatrices d’une dérive : la spéculation, que des plates‑formes comme StockX, site de cotation et de transaction estimant la valeur réelle d’une basket lancé en 2017, tentent de juguler… tout en en faisant profit (l’entreprise aux 15 millions d’utilisateurs vaut aujourd’hui 1 Md $).
« C’est un marché en trompe-l’oeil, pour ne pas dire une supercherie, car il repose sur la rareté “perçue” d’une sneaker par le consommateur, qui n’a en réalité aucun moyen de savoir combien de modèles ont réellement été produits, indique Maximilien N’Tary-Calaffard. C’est une bulle qui, comme toutes les autres dans le passé, risque d’exploser. »
Un marché qui, de plus, profite en réalité… aux grandes marques, les plus-values réalisées par les particuliers n’étant qu’une goutte d’eau perdue dans l’océan de leur colossaux bénéfices. Une mécanique parfaitement huilée. « Ce sont elles qui l’alimentent, en sortant une “exclu” tous les deux jours, gagnant ainsi en désirabilité et en visibilité, poursuit le spécialiste. Les acheteurs déçus ou n’ayant pas les moyens financiers se rabattent sur des modèles quasi jumeaux fabriqués en masse qui, “bizarrement”, sortent quelque temps après l’édition limitée. »
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