Lifestyle
Partie de rien, la marque créée par Chitose Abe marie aujourd’hui bonheur, créativité et réalisme économique. Et s’invite dans la cour des grands, grâce à ses résultats impressionnants.
Sacai. Cinq lettres qui disent beaucoup de la marque et de son histoire. Il y a d’abord ce « c », qui n’en est pas vraiment un. A l’origine, Sakai est le nom de la mère de Chitose Abe, la fondatrice et directrice artistique de la maison. Sakai, avec un k. Un nom courant au Japon, mais qui, ainsi orthographié, pourrait tout aussi bien être scandinave ou slave. La mode version Sacai – avec un « c » – est comme ça : elle part des standards pour mieux les réinventer à force de patchworks, de superpositions, de mélanges de toiles et de motifs. Quand ce ne sont pas les univers que la marque marie dans un art complexe du collage. Tantôt habillé, comme pour ses robes à la beauté délicate en dentelle et mousseline de soie, tantôt sportswear, quand la marque s’associe à Nike pour une collaboration qui fait du bruit. Une histoire de famille, donc, qui débute juste après une naissance. Chitose Abe travaille chez Comme des Garçons, aux côtés de Rei Kawakubo, de Junya Watanabe et de son mari, Junichi Abe – l’homme derrière Kolor, un autre label japonais en vue. Elle donne naissance à une fille et met, pour un temps, sa carrière entre parenthèses. Période de doutes et de frustration, de colère rentrée aussi, et de sentiment d’injustice. Alors, quand un jour son mari lui lance, mi-boutade, mi-défi, « et si tu créais ton propre label ? » elle y va. Quelques rouleaux de laine, du fil et des aiguilles plus tard, une première collection est créée, cinq modèles en tout et pour tout. Et pas un yen à mettre dans la promotion. Pourtant, ça marche. Les premiers acheteurs sont séduits, d’autres suivent, le bouche‑à‑oreille fonctionne à plein régime. La recette est efficace, elle n’a que peu changé. Jusqu’à récemment, la marque ne s’annonçait pas dans les magazines. Désormais, elle le fait, mais à dose minimale. Sa réussite, Sacai la doit beaucoup à ses premiers soutiens : les amis de la première heure. Ils s’appellent Suzy Menkes, Sarah Andelman, chez Colette, ou encore Sarah Mower, une journaliste de Vogue qu’on retrouve au sommaire de la première monographie consacrée à la marque. Et à ceux, nombreux, qui les ont rejoints depuis : Karl Lagerfeld, Anna Wintour, et même Pharrell Williams, aperçu plus d’une fois dans des créations de la maison.
Un joli tour de force
Quant aux chiffres, ils parlent d’eux-mêmes. Près de 250 points de vente, pour beaucoup parmi les plus prestigieux (Barneys, Biffi, Colette, Dover Street Market) et une trentaine de pays : le Japon bien sûr, l’Europe, les États-Unis et l’Asie (Hong Kong, Pékin, et Séoul, aussi, où la marque vient d’ouvrir un flagship-store). Sans oublier la cerise sur le gâteau – à moins que ce ne soit le gâteau : un chiffre d’affaires en progression de 20 à 30 % d’une année sur l’autre, et plus de 80 millions d’euros sur l’exercice 2015. Pour une marque qui ne propose ni sacs ni parfums, c’est un joli tour de force. « Au Japon, Sacai est la marque qui incarne le mieux son époque, notre époque. » Rei Shito sait de quoi elle parle : blogueuse et instagrammeuse à succès, elle conseille grands magasins, marques et maisons de commerce. Pour elle, ce qui fait le succès de Sacai, c’est d’abord sa capacité à se fondre dans la vie de ses clients, à en adopter les usages, les contours. « Pour un même vêtement Sacai, il y a quantité de manières de le porter : on peut aller travailler en Sacai et sortir dîner en Sacai. On peut tout faire en fait, sauf peut-être dormir avec. » Un résumé que confirme le slogan de la marque : « Un design né du quotidien. » Idéal pour une époque qui se passionne pour le lifestyle et qui se méfie des marques se la jouant inaccessibles et déconnectées du réel. L’autre explication du succès de Sacai est à chercher dans le mode de gestion. Toutes proportions gardées, les similitudes avec Rei Kawakubo sautent aux yeux : une créatrice omniprésente, qui a la main sur les finances, sur la stratégie et sur la direction artistique ; une équipe relativement réduite, des relations basées sur la confiance et une exigence de qualité irréprochable. Sans oublier une application sans relâche à contrôler jusque dans l’extrême tout ce qui se rapporte de près ou de loin à la marque et à son image. Quitte à prendre son temps. Créée en 1999, Sacai n’a en effet présenté son premier défilé que douze ans plus tard. Idem pour le premier flagship-store, ouvert en 2011 à Tokyo. Aujourd’hui, Chitose Abe est un nom qui compte dans le monde de la mode. La preuve : lors du départ d’Alexander Wang de chez Balenciaga, des rumeurs la voyaient reprendre la direction artistique de la marque. La chose ne s’est pas faite. Pas sûr que cela entre dans les plans de l’intéressée. Un jour, peut-être…