Culture
Il n’a aucune limite, et son œuvre pourrait sembler protéiforme. Chez lui, comme chez les autres, il faut toutefois se méfier des apparences, souvent trompeuses. Rencontre dans sa maison, au cœur du très cossu quartier de Gávea.
Dans l’atelier où il accueille ses hôtes, Vik Muniz surgit avec un regard intensément bleu et une étrange lassitude. Il a contracté le virus Zika quelques jours auparavant. Il revient tout juste d’un séjour aux États-Unis où il a donné des conférences sur la photographie à la Public Library de New York et à l’université du Michigan. Il repart le lendemain à São Paulo faire le portrait de Jean Nouvel. Vik Muniz est gris et fatigué, mais c’est un homme de parole, et il offre son temps avec une disponibilité et une bienveillance désarmantes. On dit souvent de lui qu’il est le roi du trompe-l’œil, car les œuvres qui l’ont rendu célèbre, comme le portrait de Jackson Pollock réalisé en dripping de chocolat, ou celui de la Joconde, reconstitué avec de la confiture et du beurre de cacahuètes, sont des chefs-d’œuvre d’illusionnisme. Les heures passées en sa compagnie attestent qu’il est tout autant le maître des paradoxes. A 55 ans, Vik Muniz est sans doute le plasticien le plus célèbre du Brésil. Il vit à Gávea, dans l’un des quartiers très résidentiels de la ville. Il occupe depuis quatre ans une demeure légendaire, construite en 1968 par l’architecte Jorge Hue, enchâssée dans un jardin luxuriant dessiné par Roberto Burle Marx, avec une source privée, des murets en granit taillé à la main, un jardin potager et le chant des oiseaux. Un éden à quelques minutes du cœur vrombissant de Rio. L’artiste possède, à deux pas de sa maison, ce grand atelier dans lequel il reçoit, et un second en périphérie de la ville, parfaitement gigantesque, destiné à la réalisation des œuvres de très grands formats. Il détient aussi un vaste atelier à New York et vient d’acheter un appartement dans le 7e arrondissement à Paris. Comme tous les nantis, il vit retranché derrière des portails en fer lourdement cadenassés ou bien à l’abri des vitres teintées de sa jeep. Mais cette opulence ne résume pas un homme qui a grandi dans l’une des favelas les plus pauvres de São Paulo et qui, dans sa vie comme dans son art, ne craint pas de forcer les contrastes.
Fragments de photos et matériaux improbables
Aux murs de l’atelier, les œuvres attestent à elles seules de son sens de la contradiction et de la fabulation. Vik Muniz pointe une image qui paraît représenter un mandala et explique qu’il s’agit en réalité de l’agrandissement prodigieux de cellules cervicales prises au microscope puis scannées, dans le cadre d’un projet qu’il mène au MIT (Massachusetts Institute of Technology). Il en montre un autre, un agrandissement d’une cellule de foie qui ressemble à un papier peint aux motifs baroques. Il désigne ensuite une image de très grand format qu’il vient d’achever, un portrait de lui à 2 ans réalisé à partir de collages de photos de familles. « Je possède une collection de 200 000 photos et albums de familles. J’ai puisé dedans pour produire cette œuvre, explique-t-il. Faire des collages avec des fragments de photos ou de cartes postales, travailler avec des cellules humaines ou peindre avec du chocolat ou de la sauce spaghetti, c’est trouver une excuse pour essayer des techniques différentes et réinventer en permanence ma relation avec les matériaux. L’idée de l’expérimentation, c’est l’idée même de l’art. Tout mon travail est lié au process. » Depuis plus de vingt-cinq ans, Vik Muniz utilise des matériaux improbables – fil à coudre, caviar, ketchup, poussière, fleurs… – pour reconstituer des images qui appartiennent à la mémoire collective, qu’il s’agisse de répliques d’icônes de l’histoire de la photographie ou de l’art, de clichés de monuments célèbres ou de chromos vernaculaires. Ces reproductions artisanales sont ensuite photographiées et agrandies, mettant le spectateur face à d’intenses questionnements quant à la nature de la représentation visuelle. « J’essaie de dégager des stratégies sensuelles pour que les gens comprennent qu’il n’y a pas de dichotomie entre le mental et le matériel. Il suffit de se rendre dans un musée pour constater que les visiteurs, devant les tableaux, s’approchent et se reculent. De près, ils voient la matière même de la peinture, de loin, ils voient le motif. Entre ce moment et le suivant, il existe un petit instant de transition, un instant de trouble où une chose se transforme en une autre. C’est le moment précieux durant lequel on touche à la réalité des choses et c’est ce moment-là qui est à l’œuvre dans tout mon travail. » De l’original à la copie, de l’œuvre unique à l’œuvre reproductible, Vik Muniz brouille les repères mais n’en suit pas moins une ligne éthique qui traverse toute sa démarche. Si les icônes de Marlène Dietrich ou de Marilyn Monroe sont faites de diamants, les portraits des enfants antillais démunis sont réalisés avec du sucre de canne en poudre. Les œuvres sont définies par les matériaux qu’il choisit, mais les matériaux, en retour, donnent une fondation et une légitimité à ses œuvres. Vik Muniz se dit à cet égard « artiste réaliste », et ce réalisme peut parfois prendre des formes très prosaïques. Son projet le plus connu a donné lieu à un documentaire, Waste Land, qui a été nominé aux Oscar en 2011. Trois ans durant, il s’est rendu à Jardim Gramacho, la plus grande décharge du monde, située en banlieue de Rio. Avec l’aide des catadores (ceux qui trient), il a accompli une série de portraits monumentaux à partir de déchets, fusionnant le visage des damnés de la terre avec les éléments mêmes de leur survie. Il a accompli ensuite le miracle de vendre ces œuvres à prix d’or aux riches Brésiliens qui se détournent habituellement du petit peuple, puis il a reversé la totalité des bénéfices aux catadores qui ont participé à l’aventure.
Une école pour les enfants des favelas
Vik Muniz ne craint pas les grands écarts, dans ses œuvres comme dans les actes du quotidien. A converser deux heures durant avec lui, devant une table design, on pourrait penser qu’il ne sort pas du bunker climatisé de son atelier. Mais les apparences sont trompeuses. Bien avant Waste Land, l’artiste a renoué avec les fantômes du passé. Depuis plus de dix ans, il mène des ateliers à l’école d’art et de technologie Spectaculu, qui forme, grâce à un système de bourse, des jeunes de 17 à 21 ans. En 2006, il a créé le Centro espacial Vik Muniz, une école d’art fondée au sein de l’ONG Galpão Aplauso, qui accueille chaque année 400 étudiants des bidonvilles. Son tout dernier projet est plus ambitieux encore. Dans la favela de Vidigal, il vient d’ouvrir une école dédiée aux enfants de 4 à 8 ans. Ils bénéficieront gratuitement d’ateliers musicaux, numériques et visuels. « J’habite aujourd’hui une maison ultrasécurisée, avec un système de vidéosurveillance hypersophistiqué. Mais à dix minutes de chez moi, il y a cette favela de Vidigal. Les deux univers se jouxtent. Je vis dans une ville pleine de paradoxes, mais mon devoir est d’explorer ces contradictions. » Vik Muniz a fait construire deux bâtiments de l’école par BWArchitects, un bureau new-yorkais qui a rénové son atelier de Brooklyn. Il compte en construire un troisième dès qu’il le pourra. Fidèle à ses principes, il a souhaité que les édifices soient réalisés en briques et en ciment, à l’image des matériaux utilisés pour les maisons des favelas. JR, qui est l’un de ses bons amis, a affiché des photos d’enfants géantes sur l’une des façades. « Les bâtiments sont prêts, on a déjà mené quelques ateliers, mais on aurait besoin de l’aide de grands mécènes pour faire fonctionner l’école à plein régime. Il y a eu à Rio, pendant le deuxième mandat de Lula, une effervescence due au fait que beaucoup d’argent était en circulation. On a bénéficié d’un moment de grâce qu’on n’a pas su faire durer ni fructifier. Maintenant, nous sommes en crise et tout le monde est tétanisé. » Tout le monde, sauf Vik Muniz, qui multiplie les projets. Outre les expositions de ses œuvres qui tournent dans les musées du monde entier, il a accepté d’être nommé directeur artistique des jeux Paralympiques 2016 avec deux autres personnes. Parallèlement, à New York, il décore les murs d’une nouvelle station de métro qui ouvrira fin 2016. « Pendant vingt-huit ans, j’ai vécu à New York et le retour au Brésil m’effrayait beaucoup, tant le contraste est grand entre les riches et les pauvres. Lors de mes vernissages, je voyais toujours mes parents à l’écart. Personne ne leur parlait. C’était une épreuve, pour eux comme pour moi. En 1999, on m’a invité à participer, à Salvador, à un projet avec des enfants des rues, et cette expérience m’a réconcilié avec ma propre histoire. Je suis installé à Rio depuis plusieurs années maintenant, et j’ai désormais le sentiment d’avoir trouvé ma place et mon rôle au Brésil. »