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Avec plus de 5 millions de passagers par an, PortMiami s’est imposé comme le leader incontesté du marché de la croisière de masse. Une position enviée et savamment entretenue, qui génère un impact financier considérable sur l’ensemble de la métropole floridienne.
Huit heures du matin, un lundi, sur le port de Miami. Devant les terminaux de croisière répartis sur 2,5 kilomètres de quais, c’est la cohue. Les mastodontes qui se sont amarrés à l’aube, après un circuit de quelques jours vers les îles des Caraïbes, vomissent des milliers de touristes. Ces derniers rejoignent les dizaines d’autocars en partance pour les aéroports de Miami et de Fort Lauderdale.
Déjà, le relais s’organise. Des camions Mack sont alignés, remorques face aux bateaux. Des chariots élévateurs en extraient des centaines de palettes de denrées alimentaires. Les plus gros navires de croisière chargent 60 000 œufs, et le reste est à l’avenant. Les équipages de relève, avec souvent en main un passeport indonésien, sri-lankais ou philippin… montent à bord de ces immeubles flottants qui empilent jusqu’à dix étages de cabines.
De l’autre côté des navires, invisibles depuis le quai, des barges remplissent les réservoirs de fioul : jusqu’à 1,5 million de litres pour une croisière d’une semaine. A partir de 12 h 30, l’agitation reprend. Les premiers passagers des croisières suivantes arrivent des aéroports en bus, et pénètrent dans les terminaux d’embarquement où ils sont dispatchés en longues files jusqu’aux 240 guichets d’enregistrement. Vers 16 heures, les premiers bateaux prennent la mer et, en fin d’après-midi, le port s’est vidé.
Ce ballet, qui règle quatre jours par semaine, du vendredi au lundi, l’arrivée et le départ des navires (jusqu’à huit en saison hivernale), fait de Miami la capitale mondiale de la croisière. Au cours de l’année fiscale 2018, près de 5,6 millions de passagers ont été pris en charge, soit 300 000 de plus que l’année précédente.
Pour conserver son rang, PortMiami (une entité publique qui appartient au comté de Miami-Dade) s’efforce de choyer les quatre géants qui dominent le secteur. Carnival, dont la part de marché mondial s’élève à 44,3 % et qui possède les marques Princess, Cunard, Aida, Costa, Holland America, Seabourn, P&O… dispose ainsi de deux terminaux pouvant accueillir deux navires de la classe Horizon, le nouveau joyau de sa flotte. Royal Caribbean (24,5 % du marché mondial, avec Celebrity ou Azamara Club, entre autres) vient d’inaugurer, début novembre, le nouveau terminal A et peut enfin desservir Miami avec ses paquebots de la classe Oasis, qui embarquent 6 500 passagers et 2 100 membres d’équipage.
« Exceptionnellement, ce n’est pas le port qui a investi. Royal Caribbean a dépensé 247 millions de dollars pour ce bâtiment de 15 800 mètres carrés aux façades de verre et d’aluminium, dont la silhouette rappelle son logo en forme de couronne. Nous lui facturons un loyer, et non l’habituelle taxe par passager perçue dans les autres terminaux, qui sont financés par le port », fait observer Nolwenn Fouillen, chargée du business développement de PortMiami.
Pour sa part, Norwegian (9,1 % du marché mondial, avec Oceania, Regent Seven Seas…) espère s’installer, début 2020, dans un nouveau terminal B, qui pourra accueillir le paquebot Encore, le fleuron de sa flotte, actuellement en construction. Enfin, MSC (6,8 % du marché mondial) a emménagé en 2017 dans le nouveau terminal F, et a signé, en juillet dernier, un accord pour la création, d’ici à 2022, d’un terminal AAA, capable, lui aussi, d’accueillir des navires embarquant plus de 6 000 passagers.
PortMiami en chiffres
• Structure : 2,5 km de quais, 4 terminaux (A, B, F, J) et 240 guichets d’enregistrement.
• Fréquentation : 5,6 M de passagers pris en charge en 2018 (5,3 M en 2017).
• Poids économique : 21 800 emplois directs et 320 000 emplois indirects pour le comté de Miami-Dade, 41 Mds $ de revenus pour l’Etat de Floride pour le seul secteur de la croisière en 2017.
Course au gigantisme
C’est la présence de ces quatre spécialistes du marché de masse qui fait de la région des Caraïbes la première zone de croisière du monde, avec 35,4 % des passagers du secteur. Au départ de Miami, mais aussi de Port Canaveral (2e port de croisière mondial) et de Port Everglades (3e), Carnival et Royal Caribbean offrent des virées de quatre à huit jours, à un tarif débutant à environ 100 dollars par jour et par personne, cabine pour deux, pizzas, hamburgers et accès aux spectacles de music-hall compris.
Norwegian et MSC sont à peine plus chers. Parmi ces compagnies, MSC fait un peu figure d’intrus. Pour cette société italo-suisse basée à Genève, qui se classe au cinquième rang mondial du transport de conteneurs, la croisière n’est qu’une activité de diversification. Et dans ce domaine, ses marchés de prédilection restent la Méditerranée et l’Europe du Nord, Miami étant son seul port d’attache aux Etats-Unis. Cela ne l’empêche pas d’avoir l’intention d’élargir sa part de marché dans les Caraïbes en rattachant son tout nouveau MSC Seaside, qui comprend le plus grand parc aquatique de la flotte mondiale, à Miami.
Pour leur part, Carnival, Royal Caribbean et Norwegian, les trois acteurs majeurs de l’histoire de la croisière, sont tous basés à Miami, où ils emploient plus de 10 000 salariés. Norwegian, créé dès 1966, a révolutionné l’activité en inventant le combiné « billet d’avion bon marché-séjour en bateau ». La société a aussi ouvert l’ère des navires géants en rachetant et en transformant le paquebot France (300 mètres de long), dès 1979.
Carnival, fondé en 1972 par l’un des actionnaires initiaux de Norwegian, a été le pionnier de l’entertainment à bord pour rajeunir la clientèle, appartenant plutôt au troisième âge à l’époque.
Enfin, Royal Caribbean, qui a vu le jour en 1968, n’a eu de cesse de faire grossir la taille des navires afin de réaliser des économies d’échelle : de Song of America, en 1982, à Symphony of the Seas, réceptionné en 2018, ses bateaux, les plus gros du monde, ont fait passer le nombre de passagers embarqués de 1 660 à 6 500. La société a aussi inventé le concept du dynamic dining, en supprimant la salle à manger principale et en la remplaçant par de nombreux restaurants à thèmes.
Les quatre géants de la croisière
Toutes basées à Miami, Carnival, Norwegian, Royal Carribean et MSC totalisent près de 85 % du marché mondial de la croisière.
La croisière, une destination en soi
Le business-modèle de ces compagnies repose sur les prestations payantes à bord : excursions aux escales, alcool (avec une offre « illimitée » pour 65 dollars par jour !), entrée aux spas, photos-portraits (10 dollars pièce), restaurants haut de gamme, boutiques et casinos.
Les distractions sont cependant gratuites : elles comprennent des piscines, des parcs aquatiques, des simulateurs de surf et de golf, un planétarium, un mur d’escalade, des trampolines, une patinoire… La croisière devient donc une destination en soi. Mais la massification n’est pas son seul avenir.
Malgré la course au gigantisme et aux innovations dans l’entertainment, la zone des Caraïbes et ses ports d’attache floridiens affichent une croissance plus faible que celle de la Chine, de l’Australie, du Pacifique ou de l’Alaska… Des régions où les clients sont plus jeunes, les bateaux, de taille plus modeste, et où la croisière sert souvent à visiter des escales difficiles d’accès.
Miami cherche donc à attirer des opérateurs un peu plus huppés (Disney, Virgin), et surtout de luxe, comme Oceania, Seabourn ou Azamara. « Le concept est alors différent. Les prix évoluent entre 1 600 et 3 200 dollars par semaine en cabine simple, mais tout est compris », explique Alfredo Pereira, chargé du marketing et des réseaux sociaux à PortMiami. Les circuits laissent souvent place à des itinéraires point à point : par exemple, de Miami au Costa Rica, par le canal de Panama, en onze jours avec six escales, dont la Havane. Ou, fin du fin, de Miami à Singapour en 71 jours, avec 32 escales, dont Recife, Cotonou, São Tomé, Zanzibar et Rangoon. PortMiami cherche à dynamiser ce marché avec des terminaux dédiés.
Paradoxe : la part prépondérante jouée par les croisières dans l’économie locale n’est visible que sur Dodge Island, l’île sur laquelle se situe le port. Ailleurs, nulle trace des croisiéristes. Les efforts pour les convaincre de visiter Miami, avant ou après leur séjour en mer, sont, jusqu’ici, restés vains. Comme si la découverte touristique et la croisière étaient deux activités incompatibles…
Le boom des ports privés
C’est Norwegian qui a lancé, dès 1977, les croisières « Out Island » s’arrêtant devant des plages vierges. Enorme succès, malgré la difficulté pour débarquer les passagers. D’où l’idée de créer des ports privés. Depuis, ces ports sont devenus de véritables stations balnéaires remplies d’attractions. L’économiste des transports canadien Jean-Paul Rodrigue voit dans ces « enclaves privées le moyen de vendre des croisières courtes vers des destinations sécurisées tout en captant des flux additionnels de revenus ». Aux Bahamas, Norwegian a ainsi ouvert Great Stirrup Cay ; Royal Caribbean, Coco Cay ; et Disney, Castaway Cay. Les navires d’Holland America s’arrêtent, eux, à Half Moon Cay, et Carnival construit un nouveau port pour deux bateaux géants à Gran Bahama. L’investissement atteint entre 50 et 120 M $ par port. D’autres ouvertures ont eu lieu au Belize, en Haïti, au Mexique, aux îles Turques‑et‑Caïques, au Honduras, en République dominicaine… Les enquêtes auprès des passagers montrent qu’ils préfèrent s’arrêter dans ces « îles privées » plutôt qu’à Saint-Barth, Aruba ou Curaçao : on y débarque à quai et non en chaloupe, on y parle anglais, et le shopping, les restaurants et les attractions (parcs aquatiques, balades à cheval sur la plage, spectacles mettant en scène « la culture locale »…) sont à quelques minutes de marche.
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