The Good Business
Située dans le Nord-Ouest Pacifique, la plus grande ville de l’Etat de l’Oregon cultive sa différence. Pionnière en matière d’urbanisme, d’environnement et de développement durable, Portland est célébrée pour sa culture progressiste et alternative. Devenue un paradis pour hipsters, la « Cité des roses » ne cesse d’imaginer, d’oser et de s’inventer au rythme de transformations passionnantes et de débats emportés.
« Tous les clients sont les bienvenus, sans distinction de race, de religion, d’origine, d’orientation sexuelle, de genre. Nous vous soutenons. Vous êtes à l’abri. » L’affiche collée sur la devanture a le mérite de donner le ton et d’aiguiser la curiosité. Dans la vitrine, des badges aux punchlines féministes – « Lady Boss », « My name is not babe », ou encore « Riots, not diets » – et d’inénarrables cartes postales « Not my president » pullullent.
Voilà un florilège de bibelots typiques que l’on peut rapporter de Portland, car il s’agit bien d’une boutique de souvenirs. A l’intérieur, tout est délicieusement subversif et follement tendance. La vendeuse, les cheveux roses et les bras couverts de tatouages, nous explique que tous les produits sont fabriqués localement, dans le plus grand respect possible de l’environnement : coton bio ou recyclé pour les vêtements, baumes pour les lèvres au miel de l’Oregon ou affiches imprimées par le studio de création d’à côté.
Alors que je vois quelqu’un hésiter entre une paire de boucles d’oreilles en forme de haches et une carte postale au mauvais goût savamment étudié mettant en scène Jésus et des chats, je me dis que c’est tout l’imaginaire collectif de Portland qui se trouve cristallisé dans cette boutique de souvenirs. « Quand j’essaie de décrire la ville à ma mère, je lui dis que c’est comme si tous les gens que je trouvais tellement impressionnants et cool au lycée, parce qu’ils étaient cultivés, stylés et intéressants, avaient décidé de tous déménager à Portland », confie Kyra Straussman, directrice du développement et des investissements de Prosper Portland.
Il suffit de se promener dans les rues de Downtown pour prendre la mesure du capital « cool » de la ville. Elle possède son lot de cafés, de microbrasseries, de boutiques artisanales, de restaurants végétariens et végétaliens, de farmers’ markets, de food carts, etc. Tout un attirail qui lui permet régulièrement de caracoler en tête des classements récompensant les villes les plus agréables à vivre, au coude-à-coude avec Seattle ou San Francisco. Un « paradis pour hipsters », tour à tour célébré ou caricaturé par les médias. Portland pratique surtout une décontraction et une nonchalance qui laissent deviner une certaine douceur de vivre. Le génie des lieux m’est immédiatement sympathique. Par ailleurs, l’esprit progressiste n’est pas qu’une histoire d’apparence, ici. Il existe une tradition d’ouverture et de tolérance qui se manifeste aussi bien dans les prises de position politiques de la ville que dans les revendications de ses citoyens, qu’il s’agisse d’écologie, d’urbanisme, de développement durable, ou encore d’équité.
« Portland est une ville éminemment excitante et vibrante, déclare Sandra McDonough, CEO et présidente de la Portland Business Alliance. C’est une ville qui se transforme rapidement, mais qui maintient envers et contre tout une identité historique forte et unique. Elle a été fondée par des colons au XIXe siècle qui ont préféré le charme humide et sauvage des forêts du Nord-Ouest plutôt que de suivre la ruée vers l’or dans les contrées du sud de la Californie. Cet esprit indépendant et pionnier est toujours aussi prégnant. »
Portland : une conscience écologique précoce
Portland a en effet été fondée en 1851 par des colons originaires de la Nouvelle-Angleterre, au confluent de la rivière Willamette et du fleuve Columbia, dans la région Nord-Ouest Pacifique. Du fait de sa situation géographique avantageuse, elle se développe comme un carrefour majeur pour les voies de communication ferroviaires, fluviales et maritimes. Elle se dessine et se structure à partir de son activité industrielle et devient alors la principale ville de l’Etat de l’Oregon. Au XXe siècle, son économie portuaire se tourne vers l’industrie de guerre.
La région connaît alors un développement fulgurant, stimulé par l’industrie métallurgique et la construction navale. Dans l’Amérique du Nord euphorique et toute puissante de l’après-guerre, Portland, comme le reste des agglomérations américaines, célèbre l’American way of life et embrasse la civilisation de l’automobile, de la banlieue pavillonnaire et de l’étalement urbain frénétique. Le bilan écologique de ce nouveau mode de développement, combiné aux conséquences de son passé industriel, est désastreux. La ville subit une pollution de l’air record dans les années 60 et 70.
La prise de conscience de la fragilité de l’environnement face aux activités humaines débouche alors sur une série de mesures inédites qui finissent par démarquer Portland et sa région du reste du pays. Le gouverneur Tom McCall, élu en 1966 puis en 1970, déjà précurseur en matière de politiques environnementales, fait adopter, en 1973, une loi sur l’usage du sol. Des périmètres d’urbanisation (urban growth boundaries) sont mis en place pour mettre un terme à la maladie chronique qu’est l’étalement urbain. Cette mesure vise à séparer les territoires agricoles et urbains et à préserver les zones rurales et forestières tout en densifiant les centres. Metro Portland (anciennement Metropolitan Service District) est également créé afin d’avoir une gouvernance régionale capable d’assurer la coordination de la planification spatiale et urbaine.
Il s’agit du seul gouvernement métropolitain du pays à être directement élu au suffrage universel. Portland devient alors un véritable laboratoire pour le développement de politiques d’urbanisme durables incarnées par l’approche de la « smart growth ». Ce concept cherche à concilier le développement économique et urbain avec la protection de l’environnement. L’urbanisation est censée être canalisée dans certaines zones de la région métropolitaine en vue d’en réduire les effets indésirables. La mixité fonctionnelle des quartiers est privilégiée ainsi que la mise en place d’un réseau de transports en commun dense et efficace. Ce dernier est géré par la société publique TriMet depuis 1978.
Bien que Portland soit relativement récente, ses espaces urbains ont déjà connu plusieurs vies. Les berges de la rivière Willamette ont été réaménagées par étapes successives. Alors qu’une autoroute à six voies s’y étendait, les citoyens obtiennent non seulement des autorités l’interdiction de travaux d’expansion, mais surtout la fermeture totale de l’autoroute dans les années 70 et son remplacement par le parc Tom McCall Waterfront.
Un espace piétonnier s’étendant sur une superficie de 15 hectares et qui permet, dès lors, une échappée pittoresque près de la rivière, où l’on croise joggeurs, familles en goguette et SDF. L’un des exemples de revitalisation urbaine les plus frappants est sans doute la réhabilitation du Pearl District, au nord-ouest du centre-ville. Cette ancienne friche industrielle est transformée dans les années 80 en zone urbaine mixte. Les anciennes bâtisses insalubres ont laissé place aux boutiques de mode, aux hôtels branchés et aux bars à cocktails. « Quand j’étais petite, c’était un quartier dans lequel il était vivement déconseillé de s’aventurer, raconte Anne Mangan, coordinatrice senior des communications pour Prosper Portland. J’aurais adoré connaître un quartier comme ça adolescente. La transformation de Pearl District a vraiment joué le rôle de catalyseur, et le développement continue sur la rive Ouest, mais plus au sud de Burnside. »
En effet, Burnside street marque une frontière latente et un changement d’ambiance frappant. Au sud de la rue, la transition commerciale de la zone urbaine bat son plein. Hôtels de chaînes internationales, sièges de banque et boutiques de luxe occupent les rez-de-chaussée d’immeubles épannelés et de gratte-ciel. Il suffit de se diriger quelques blocs au nord pour percevoir le contraste. Les bâtiments sont moins lustrés et la population moins clinquante. Impossible de ne pas remarquer la concentration exceptionnelle de personnes sans domicile. « Historiquement, c’est dans la partie nord de Burnside que se trouvent les services sociaux et les associations caritatives, explique Anne Mangan. C’était une volonté politique de les installer en plein centre-ville et non en banlieue pour assurer un accès facile à ces structures. »
Un pub à but non lucratif
Les problématiques de justice sociale et d’équité occupent de plus en plus les débats citoyens et officiels. Portland est la ville américaine qui possède le plus grand nombre d’organisations à but non lucratif proportionnellement au nombre de ses habitants. Les projets émergent d’initiatives individuelles, à l’échelle communautaire d’un quartier. C’est le cas de l’Oregon Public House, le premier pub à but non lucratif du monde. « On a eu l’idée de lancer ce pub il y a quatre ans, explique Stephen Green, l’un des fondateurs. C’est le quartier de mon enfance et je voulais y créer un endroit agréable et familial où la communauté peut se retrouver autour d’une pinte ou d’un burger. La magie se produit toujours autour de la nourriture. L’argent issu des consommations est ensuite reversé à des associations à but non lucratif une fois qu’on a déduit les coûts de fonctionnement. Nous avons des employés que nous rémunérons, mais tous ceux qui font partie de la direction travaillent à titre bénévole. » Le pub se trouve dans un quartier résidentiel modeste excentré, bien au nord du centre- ville. Les banquettes en cuir crissent, les tables sentent la graisse froide, mais l’atmosphère est conviviale et plaisante. Au menu ce jour-là : burger végétarien (avec option vegan). Au moment de payer, on choisit l’une des quatre associations à but non lucratif à qui sera versé le bénéfice.
Depuis l’ouverture en 2013, plus de 150 000 dollars ont ainsi été distribués à plus d’une centaine d’associations. « Pour moi, Portland, c’est comme une petite ville ou un grand village », déclare Ian Williams, fondateur du Deadstock Coffee, un café communautaire pour passionnés de baskets. Le centre-ville, et son tissu économique composé de petites entreprises locales, contraste cependant avec les grandes multinationales, dont les immenses campus sont répartis dans la région métropolitaine. La Silicon Forest est inaugurée dès les années 40, avec l’implantation des premières entreprises spécialisées dans les secteurs de l’informatique et des télécommunications.
Un technopôle s’est agrégé autour d’une centaine d’entreprises à la renommée internationale (Intel, Apple, IBM, HP, Microsoft, etc.). Chef de file, Intel s’installe à Hillsboro en 1974. Depuis, son campus ne cesse de s’agrandir, jusqu’à devenir le plus grand site mondial de l’entreprise. Aujourd’hui, Intel emploie 17 500 personnes et constitue le premier employeur du secteur privé de l’Oregon. Le technopole comprend également de nombreux centres de données qui se sont récemment installés dans la région, grâce à une politique fiscale très attractive. L’autre pendant de l’industrie de la haute technologie est celui du secteur du sport et des activités de plein air qui s’est fédéré autour de Nike, dont le campus est installé à Beaverton. Ces écosystèmes tentaculaires font partie intégrante de la stratégie de développement économique de la ville à l’échelle régionale et sur le long terme. Portland compte bien mettre à profit tout le panel de ses ressources pour entretenir le cercle vertueux et continuer d’attirer un vivier de talents hautement qualifiés et au fort pouvoir d’achat. Une génération qui se complaît dans un mode de vie alternatif. La vie urbaine plutôt que la banlieue pavillonnaire. Le vélo électrique haut de gamme plutôt que la voiture.
Le minimalisme bio, local et équitable, plutôt que la surabondance des temples de la consommation. L’arrivée de ces classes créatives, courtisées par la plupart des grandes villes qui se veulent innovantes, dynamiques et inclusives, soulève pourtant des problématiques diverses.
Un esprit d’initiative alternatif
« Portland a beaucoup changé ces cinq dernières années, témoigne Jared Mees, fondateur du label de musique indépendant Tender Loving Empire. Les bouchons n’existaient pas et les loyers étaient vraiment bas. Il y avait déjà un foisonnement créatif et indépendant d’artistes et de musiciens qui pouvaient s’installer dans des espaces et exercer leur art. Aujourd’hui, les endroits abordables sont de moins en moins en centre-ville. » Sur la rive Est de la Willamette, un endroit comme ADX Maker Space témoigne de cet esprit d’initiative alternatif. En 2011, Kelly Roy prend possession d’un ancien entrepôt d’environ 2 000 m2 afin de proposer un lieu de travail pour les artistes et les artisans, tout en mettant à leur disposition diverses machines et infrastructures moyennant un abonnement mensuel.
« Aujourd’hui, ADX compte environ 200 membres actifs et a servi d’incubateur pour plus d’une centaine de start-up, indique Matt Preston, responsable de la communication. L’espace propose également une grande variété de workshops et travaille avec les associations. » Ce jour-là, il y a justement un atelier métal avec les femmes de l’Oregon Trades-women. L’exemple de la société Maslow illustre également la diversité entrepreneuriale qui peut se développer à Portland.
La start-up a bénéficié des infrastructures d’ADX pour se lancer. A la suite d’une campagne Kickstarter menée en 2016, l’entreprise propose la livraison d’une machine à commande numérique en kit avec un logiciel open source pour rendre cette technologie accessible au plus grand nombre. « On peut avoir envie de créer des entreprises pour d’autres raisons que pour faire de l’argent, déclare Sarah Iannarone, qui travaille pour le programme First Stop Portland hébergé au sein du département des affaires publiques et urbaines de l’université d’Etat de Portland et qui propose des visites guidées thématiques. A Portland, il y a toujours eu une place pour ces gens-là, qui veulent jouer ou expérimenter. » Good vibrations !
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