The Good Business
Depuis 1830, les Flamands et les Wallons ont multiplié les différends. Si l’adoption du fédéralisme leur permet de gérer séparément leur destin, le système politique belge conduit régulièrement le pays à fonctionner sans gouvernement. Une situation ubuesque vu de l’étranger. Décryptage, ou plutôt… tentative de décryptage.
En Belgique, si vous discutez avec un spécialiste des transports, de l’éducation, de la fiscalité, de l’immobilier, de l’environnement… vient un moment où, pour comprendre qui est responsable et comment cela fonctionne, il faut faire un détour par la politique. Le système est, au choix, « hypercomplexe », « bizarre », « surréaliste », « schizophrénique », « irrationnel »… Seuls le roi, l’équipe nationale de football, le chocolat et la bière sont immunisés contre les divisions linguistiques, culturelles et économiques. Celles-ci ont transformé les institutions du royaume en un indigeste millefeuille dont la recette ne cesse de changer.
La Belgique a aujourd’hui trois gouvernements régionaux (Wallonie, Flandre, Bruxelles), dont les orientations politiques sont différentes. Aujourd’hui, le pays n’a pas de gouvernement fédéral de plein exercice, et donc pas de politique nationale, depuis décembre 2018. Comme le constate Alain Narinx, éditorialiste au journal L’Echo, « plus personne ne tient le gouvernail belge ». Un cas unique au monde. Les complications de la vie politique de nos voisins ne datent pas d’hier.
A sa naissance, en 1830, la Belgique, dont les habitants parlaient des dialectes flamands et wallons, adopta le français, utilisé par les élites, comme langue officielle. A la suite de protestations de la part des Flamands, on autorisa, dès 1850, l’enseignement du néerlandais comme seconde langue en Flandre. En 1878, il devint la langue officielle des fonctionnaires flamands. Mais la haute administration continua de parler français, minimisant ainsi la participation des Flamands à la direction du pays. Pour contrer les revendications des Flamands visant à établir une totale égalité, les Wallons créèrent eux aussi un mouvement nationaliste. En 1912, l’un d’eux, Jules Destrée, écrivit au roi : « Sire, vous régnez sur deux peuples. Il y a en Belgique des Flamands et des Wallons. Il n’y a pas de Belges. »
Chute libre
Depuis, la fracture n’a cessé de s’aggraver. Ce fut d’abord le refus des Wallons d’adopter le bilinguisme partout, comme le souhaitaient les Flamands, et leur volonté de parler uniquement le français. Puis il y eut l’ordre d’Hitler « de favoriser autant que possible les Flamands [et leurs deux partis pronazis, NDLR] et de n’accorder aucune faveur aux Wallons ». En réalité, les deux Régions eurent leur lot de collaborateurs, mais les Wallons accusèrent les Flamands d’être pro-Allemands. Enfin, en 1961, après la perte du Congo belge, les Belges entament une grève générale de quatre mois pour contrer la politique d’austérité. Totale en Wallonie, elle est peu suivie en Flandre, ce qui crée de nouvelles rancœurs.
En 1962, une frontière linguistique définitive est créée, et la marche vers le fédéralisme commence. De 1970 à 2014, la Belgique a connu six réformes constitutionnelles, qui ont accordé toujours plus de pouvoir aux régions et aux communautés linguistiques, dépouillant l’Etat de nombreuses compétences. Durant ce processus, le rapport de force entre la Flandre et la Wallonie s’est inversé. Au début, la Wallonie sortait d’une décennie – celle des années 60 –, surnommée « l’âge d’or ». Croissance forte, chômage bas et salaires en hausse, tandis que la Flandre restait plus pauvre.
Un demi-siècle plus tard, la Wallonie s’efforce encore de compenser la perte de ses industries textiles et métallurgiques. La Flandre, elle, a agrandi le port d’Anvers, créé celui de Zeebruges, attiré les investissements dans la chimie et développé des PME performantes. Réalisant 70 % des exportations belges et ne comptant que 3,3 % de chômeurs (contre 6,9 % en Wallonie), elle affiche un PIB par habitant de 39 800 euros (contre 28 000 euros en Wallonie).
« Les Belges eux-mêmes ne le comprennent plus »
C’est donc la Flandre qui établit l’agenda visant à récupérer plus de pouvoirs de l’Etat fédéral, les deux premiers partis de cette région militant pour l’indépendance. Pour sa part, la Wallonie, qui bénéficie de transferts financiers de la part de la Flandre, est réticente à accentuer la séparation du pays. « Les Belges eux-mêmes ne le comprennent plus », affirme en préambule Caroline Sägesser, chercheuse au Centre de recherche et d’information socio-politiques (Crisp). Au sommet, il y a le roi (sans pouvoirs) et les institutions fédérales.
Le Parlement fédéral, composé de la Chambre des représentants et du Sénat, est élu à la proportionnelle tous les cinq ans. Il comprend une majorité de députés flamands, puisque la population flamande est plus nombreuse. Les partis politiques représentés au Parlement cherchent ensuite à constituer une majorité, et à s’entendre sur le nom d’un Premier ministre et de 14 ministres (pour moitié flamands, pour moitié wallons). C’est ce processus qui n’a jusqu’ici pas abouti après les élections parlementaires du 26 mai 2019. Le gouvernement sortant était minoritaire depuis le 21 décembre 2018, à la suite de la démission du parti nationaliste flamand Nieuw-Vlaamse Alliantie (N‑VA). Depuis cette date, il expédie les affaires courantes, sans pouvoir prendre de décision nouvelle.
Record de vacance du pouvoir
Ainsi, le budget de 2019 sera reconduit en 2020, car le Premier ministre sortant n’a pas le droit de proposer un projet adapté aux besoins du jour. Le gouvernement fédéral n’a plus en charge que la défense, une partie de la politique étrangère, la justice, la perception de l’impôt (sur le revenu et sur les sociétés), la sécurité sociale et la gestion de certains musées. Le pays peut donc se passer momentanément de ses services.
En 2007-2008, la Belgique a ainsi attendu 194 jours après les élections pour avoir un gouvernement, et en 2010-2011, elle a pulvérisé le record de vacance du pouvoir (alors détenu par l’Irak), les partis mettant 541 jours avant de s’entendre sur le nom d’un Premier ministre. Ce record pourrait bien être battu si un gouvernement fédéral n’était toujours pas formé avant le 1er août 2020. L’essentiel du pouvoir n’est donc plus concentré au niveau fédéral.
Répartition des compétences
A l’échelon inférieur, il y a, en théorie, trois gouvernements et trois parlements des régions : Flandre, Wallonie et Bruxelles-Capitale, région dite bilingue, même si 90 % de ses habitants parlent français. Ils ont compétence sur l’aménagement du territoire, l’environnement, le logement, les travaux publics, la politique de l’emploi, l’économie régionale, les transports… Et aussi trois gouvernements et trois parlements des communautés linguistiques : flamande, de langue néerlandaise, comprenant les 19 communes bilingues de Bruxelles-Capitale ; française, correspondant à la plus grande partie de la Wallonie et comprenant aussi les 19 communes bilingues de Bruxelles-Capitale ; et allemande, pour une petite partie de la Wallonie dans l’est du pays.
Ces communautés linguistiques gèrent, pour leur part, l’enseignement, la culture, la santé, l’aide aux personnes… « Les vaccinations sont plus nombreuses pour les habitants de langue française que pour ceux parlant néerlandais, et la fréquence des mammographies et des dépistages du cancer du côlon dépendent aussi de la langue du patient, explique Caroline Sägesser. Il y a un centre culturel arabe “wallon” pour les immigrés, et un autre “flamand”. Quant à l’aéroport de Bruxelles-National, il est situé en Flandre, mais les normes de bruit sont fixées par la Région de Bruxelles-Capitale et la gestion des trajectoires est opérée par Belgocontrol, un organisme fédéral. »
53 ministres !
Cet empilement institutionnel conduit aussi la Belgique, six fois moins peuplée que la France, à compter 53 ministres. Et il est à l’origine de répartitions de compétences peu logiques. « En matière de santé, la prévention et les soins sont communautaires, et les remboursements fédéraux. Dans le domaine de l’énergie, les régions sont compétentes, mais les centrales nucléaires dépendent du gouvernement fédéral. Quant à la Sécurité sociale, elle relève du gouvernement fédéral, mais les allocations familiales sont gérées par les communautés », précise Caroline Sägesser.
Ensuite, il y a l’évolution des partis, différente en Flandre et en Wallonie. Les trois piliers historiques de la vie politique belge – social-chrétien (religieux et centriste), libéral (laïque et de droite) et socialiste – font de moins en moins recette. Aux élections de mai 2019, en Flandre, les deux partis prônant l’indépendance, la N‑VA (droite identitaire, populiste) et le Vlaams Belang (extrême droite), sont arrivés en tête, en engrangeant 24,8 % et 18,5 % des voix. Dominé par la N‑VA, le gouvernement flamand comprend aussi des chrétiens-démocrates et des libéraux.
Le compromis politique à la belge
Dans la Région wallonne, au contraire, les partis de gauche ont dominé l’élection. Le parti socialiste (PS) est arrivé en tête avec 26,9 % des suffrages, et le Parti du travail (extrême gauche) a fait une percée, avec 13,7 % des voix. Quant aux verts (parti Ecolo), ils ont rassemblé 14,5 % des électeurs. Le gouvernement wallon, dominé par les socialistes, comprend des libéraux et des Ecolo. Il mise sur un plan de 4 milliards d’euros pour renforcer l’innovation et l’insertion professionnelle, favoriser le logement social et préserver l’environnement.
Notons qu’en Flandre comme en Wallonie, les coalitions de gouvernement, bien que très différentes, rassemblent des partis aux idéologies éloignées. C’est ce qu’on appelle « le compromis à la belge », qui fait émerger des programmes de gouvernement un peu fourre-tout. Cependant, au niveau fédéral, les trajectoires opposées des deux régions (vers la droite en Flandre, la gauche en Wallonie) rendent pour l’instant ce compromis impossible à atteindre. Les deux partis dominants (N‑VA, droite identitaire et populiste en Flandre, et PS en Wallonie) ne sont pas parvenus à accorder leurs violons.
« Et si d’aventure le Premier ministre était issu de la N‑VA, le pays serait dirigé par un sécessionniste, ce qui serait surréaliste », fait remarquer Régis Dandoy, chercheur en sciences politiques à l’université de Gand. D’autres coalitions sont envisageables, mais elles laisseraient de côté l’un des deux partis qui sont arrivés en tête aux élections… Question ultime : la Flandre réalisera-t-elle un jour son rêve d’indépendance ? D’ores et déjà, ses deux partis sécessionnistes militent pour une septième réforme de l’Etat qui régionaliserait la Sécurité sociale. « A force de petits pas, on peut imaginer sur le long terme un scénario de politique-fiction qui verrait la N‑VA et le Vlaams Belang, une fois devenus majoritaires, exiger la création d’un Etat souverain, hasarde Régis Dandoy. Mais un tel rêve n’est pas partagé par les électeurs : les sondages montrent que moins de 15 % des Flamands se déclarent en faveur d’une indépendance totale. » L’avenir des Belges le plus probable : vivre divorcés, mais dans la même maison, pour l’éternité…
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