Acteurs
The Good City
Inauguré en 1958 sur les Champs-Elysées, l’établissement du publiciste Marcel Bleustein-Blanchet fait sensation en proposant une restauration jusqu’à deux heures du matin et la possibilité dans le même temps d’acheter ses médicaments, un cadeau de dernière minute ou une chemise en dépannage. Retour sur un concept qui a fait des émules en se plongeant dans les archives inédites du Drugstore.
« Le visiteur étranger, en particulier, retrouvera, au coin de l’avenue triomphale, cette façon inattendue de présenter tant de choses utiles ou futiles, cette fantaisie qui ne craint pas le baroque mais ne bute jamais sur le mauvais goût. » Ainsi parla Marcel Bleustein-Blanchet, ou du moins l’écrivit-il dans le dossier de presse du Drugstore, quelques années après son ouverture sur les Champs-Elysées en 1958.
Lire aussi : Vivre comme les cowboys de Camargue aux nouveaux Bains Gardians
L’avènement d’un nouveau mode de consommation
Dans l’ancien hôtel Astoria, le publiciste installe ses bureaux et prépare au rez-de-chaussée sa révolution commerciale avec un concept emprunté à l’Oncle Sam : réunir sous une même adresse un restaurant, une pharmacie et des comptoirs qui vendent des cigares, des cravates et chemises, des vinyles ou encore des journaux. La presse, à l’image de France Soir, s’amuse d’ailleurs de ce petit et pourtant inédit centre commercial parisien en titrant : « Jean Marais y achète ses brosses à dent, Alain Delon vient y chercher ses magazines ! »
A l’époque, les Parisiens aiment le Drugstore puisqu’ils y voient la modernité venue d’Outre-atlantique. On se réjouit des lumières jusqu’à deux heures du matin. On s’aligne pour commander un milkshake, un hamburger, un « Chicken Maryland »… En somme, pour la promesse d’un certain exotisme et d’une consommation débridée, propre aux Trente Glorieuses.
Vous avez filé votre collant alors que vous sortiez dîner ? Drugstore. Vous avez mal à la tête et pas d’aspirine dans le sac ? Drugstore. Mince, votre mari a taché sa cravate ! Drugstore, encore, et les réclames d’attirer la clientèle féminine qu’on appellera la « ménagère de moins de 50 ans. » Sans oublier les « minets » des années 1960 biberonnés à la pop anglaise et au rock, qui en feront leur QG en s’auto-proclamant « la bande du Drugstore ». Dalida y viendra même jouer la marchande de disques pour une émission d’Europe 1 spécialement délocalisée en 1964.
L’histoire glorieuse et mercantile file pendant plus de 10 ans, brassant les parisiens en vogue, les touristes étrangers et les badauds amateurs de lèche-vitrine, jusqu’au triste incendie du 27 septembre 1972. Le bilan est lourd avec la disparition d’une caissière de l’espace marchand. S’ajoute à cela 120 millions de francs de dégâts estimés, laissant 700 employés sur le carreau. Dès lors, il faut reconstruire le lieu, attendu au tournant.
Coupe glacée et steak à cheval
Malgré le drame, le publiciste garde le cap : pas question de changer une recette qui marche, même après la crise pétrolière de 1973 qui met à mal le pouvoir d’achat des Français. L’entrepreneur avait d’ailleurs placé ses billes en créant des antennes du Drugstore à La Défense et à Saint-Germain-des-Près où la salle fut aménagée par le designer Slavik, le pape de la décoration de bars des années 1960.
Après l’incendie du Drugstore des Champs-Elysées, Marcel Bleustein confie la façade du lieu à l’architecte Pierre Dufau. L’auteur du Dôme de Paris – Palais des Sports choisit l’acier et le verre réfléchissant pour faire miroiter le ciel et l’Arc de Triomphe au devant. Il y a également du changement à la carte car le Drugstore opère un virage bistrotier en affichant soupe à l’oignon, croque-monsieur et sole meunière entière présentée en salle au milieu des convives puis découpée sur un guéridon de service.
En revanche, certaines recettes ne bougent pas à l’instar du steak à cheval, à la carte depuis 1958, la légende racontant que Marcel Bleustein l’aurait importé des Etats-Unis et que les restaurants parisiens l’auraient tous copié par la suite. Les grandes salades deviennent parallèlement le fer de lance du menu. Inspirées par les sommités de l’époque, elles en portent le nom — « Salade Jacqueline », par exemple, à base d’haricots vert, de saumon et de champignons de Paris pour Jacqueline Auriol, aviatrice française.
Mais c’est surtout le bar à glaces qui fait la renommée du Drugstore et ce depuis les fondations. La coupe glacée Ras-le-Bol en émeut plus d’un car elle est née de la folie des grandeurs : 5 boules de glace disposées dans un bol profond, nappées de chantilly et coiffées d’une pâte feuilletée et d’une sauce caramel : « On venait au Drugstore pour fêter quelque chose, raconte Nathalie De Brito, cheffe de rang qui fête ses 30 ans de maison cette année. C’était familial et discret, vous vous installiez où vous vouliez et comme vous vouliez sans qu’une hôtesse vous place, ce qui est le cas maintenant. »
La troisième vie du Drugstore
A partir de 2004, le Drugstore opère sa nouvelle mue par étapes. La façade se pare de verre courbée recouvrant les vitres miroitantes des années 1970, une idée de l’architecte californien Michele Saee, héritier de Frank Gehry et habitué au jeu des transparences. La même année, le restaurant s’allie avec Alain Ducasse, première collaboration avec un chef de renom. L’espace est alors séparé en deux : d’un côté la brasserie, de l’autre le « club » à l’offre gastronomique qui rompt avec les prix bistrotiers habituels (le ticket moyen du déjeuner étant à 60 euros).
Le seconde transformation vient de l’intérieur, à la suite des travaux de 2017. L’aménagement et la décoration du restaurant sont entre les mains du designer Tom Dixon, l’armée d’ampoules alignées au plafond est remplacée par des appliques en cuivre plus espacés, le bar devient de marbre et de laiton, les nouveaux fauteuils en velours, aux courbes sculpturales, sont inspirés des fauteuils à oreilles du XVIIème siècle. Le luxe accessible est le nouvel horizon, un nouveau chef trois étoiles reprend ainsi les manettes en cuisine et il s’agit d’Eric Fréchon : « Quand je suis arrivé à Paris dans les années 1980, le lieu de références pour les cuisiniers après le travail, c’était le Drugstore », se souvient-il pour France Info, lors de la réouverture fin des années 2010.
Fort des ses expériences de palace, il donne un nouveau ton au menu, le club sandwich et le croque monsieur servis à toute heure côtoient une carte raffinée portée aujourd’hui par Alice Kamioka. La cheffe a fait ses armes au Bristol et et au George V, vadrouillé au Danemark, au Japon, en Italie et sa carte mobilise tous ses voyages : des casarecce enrobés d’une sauce à la pistache de Sicile en passant par le crudo de daurade, ponzu de tomate, daikon et shiso vert. Ajoutons à cela son tiercé gagnant, une entrée composée de tomates colorées, de pastèque et de verveine, le tout déposé sur un lit de stracciatella. Il semblerait qu’elle ait trouvé son tube de l’été pour rafraîchir les touristes sur la terrasse éphémère signée Moët & Chandon pendant les J.O…
Une soixantaine d’années plus tard, le Drugstore a toujours l’ambition de rester une institution à l’épreuve du temps, où il est toujours possible d’acheter une brosse à dent jusqu’à deux heures du matin.
Restaurant LE Drugstore
133 Av. des Champs-Élysées, 75008 Paris
Site internet