Culture
Les artistes jouent avec le souffle et le vent pour modeler des œuvres originales et mouvantes, engagées et pleines de poésie.
« Je ne suis pas moi, mais le vent qui souffle à travers moi », écrivait Malcolm Lowry. Le vent de l’inspiration ne touche pas seulement les écrivains. Il traverse aussi les artistes qui, dans un monde matérialiste, nourrissent de plus en plus le désir d’un arrachement à l’ordre de la matière. Jongler avec le vent ou l’idée du vent, c’est intégrer dans l’œuvre de nouveaux rapports à l’espace, à la nature, aux éléments premiers, au mouvement et même aux sons. C’est faire preuve d’esprit au sens premier du terme, puisque le mot « esprit » vient du latin « spiritus », qui signifie « souffle, vent », lui-même dérivé du verbe « spirare » qui signifie « souffler ». Au palais de Tokyo, à Paris, vient de s’ouvrir l’exposition de Tomás Saraceno, l’artiste par excellence des projets stratosphériques, l’homme qui a scellé sa notoriété il y a une dizaine d’années en lançant un projet de ballons migrateurs portés par les vents et par l’utopie. Argentin d’origine, installé à Berlin depuis plus de quinze ans, Tomás Saraceno est emblématique de cette nouvelle génération d’artistes qui allie les puissances ailées de la poésie, de la science et de la conscience environnementale. En faisant voler aux quatre coins de la planète des sculptures flottantes réalisées à partir de sacs en plastique recyclés, il lance des signaux d’alerte tout autant que des œuvres.
Plus divertissant, mais tout aussi ancré dans la nécessité de refonder l’ordre du vivant, le Néerlandais Theo Jansen se concentre, de son côté, sur l’élaboration d’un nouveau type morphologique, à travers l’élaboration de sculptures animées, les Strandbeest (« animaux des plages », en français). Construits à partir de tubes en PVC, de tiges de bambou et de serre-câbles, pourvus de voiles en Dacron, ses fabuleux squelettes animés sont mus par la seule force du vent. On a pu voir l’une de ses étranges sculptures au palais de Tokyo, il y a trois ans, dans le cadre de l’exposition Le Bord des mondes.
« Les Strandbeest sont nées en 1990 d’un lent processus de réflexion qui prenait source dans mon éducation scientifique, expliquait-il alors. Avec elles, je crée une nouvelle forme de vie, non pas à partir de pollen ou de graines, mais avec des tubes en plastique. Je fabrique des squelettes capables de marcher grâce au vent ; ils n’ont besoin d’aucune autre nourriture. » Chaque été, Theo Jansen fait évoluer ses gigantesques créatures sur la plage de Scheveningen, sa ville natale, ou sur une plage du bout du monde. Il se pose ainsi en digne héritier de Léonard de Vinci et ses machines volantes, et de Jean Tinguely et ses sculptures cinétiques.
« L’air appartient à tout le monde »
« Notre planète est aujourd’hui morcelée, bornée, militarisée. L’air, quant à lui, ne demande pas la permission de circuler, il appartient à tout le monde », aime à dire Tomás Saraceno qui a créé, à partir de 2007, avec des communautés du monde entier, son projet et sa fondation Aerocene. Reposant sur des opérations de récupération de sacs en plastique, le projet consiste à les laver, à les découper, à les peindre, puis à les associer afin de créer des sculptures flottantes qui franchissent les frontières en utilisant simplement l’air chauffé par le soleil, « sans recourir à l’hélium ou à l’hydrogène ».
L’une de ces sculptures aériennes avait pris son envol à Paris, en 2015, pendant la COP 21. Une autre s’élancera à l’occasion de la carte blanche qui lui est donnée au palais de Tokyo cet automne. En lançant des ateliers avec des enfants des écoles de Paris, Tomás Saraceno entend entrer dans l’époque « aérocène », époque de conscience écologique, et mettre un terme à l’ère « anthropocène », au cours de laquelle l’homme a dégradé l’écosystème terrestre. Dans l’exposition, une salle entière est dédiée à des kits d’« air-bags » de petit format, que les visiteurs peuvent emprunter pour les faire voler. Ils sont équipés de capteurs qui permettent de repérer les dioxydes et de mesurer la qualité de l’air où qu’ils se trouvent.
Les vaches volantes
Aux Strandbeest de Theo Jansen répondent les vaches volantes de l’artiste japonais Shimabuku. La performance Let’s Make Cows Fly, organisée dans le cadre de la dernière Biennale de Lyon, pointait, avec légèreté, la nécessité de renouer des liens entre tous les règnes : humain, animal, végétal… A faire planer des cerfs-volants en forme de vache en amont du parc Miribel-Jonage, Shimabuku a mis le monde sens dessus dessous, renversé l’ordre des choses et réinventé une vision humoristique de la Terre vue du ciel.
La démarche de Shimabuku s’ancre tout naturellement dans une nouvelle ère en perpétuelle expansion. « Dans un univers soumis à une logique ininterrompue de flux, liés aux migrations, aux réseaux sociaux, à la circulation des idées et des capitaux, explique Emma Lavigne, directrice artistique de la Biennale, les formes se dissolvent en un paysage mobile et atmosphérique qui se recompose sans cesse. »
Plus rien désormais n’est gravé dans le marbre. Les chefs-d’œuvre marmoréens disparaissent au profit de gestes et de réalisations éphémères, le monde de l’art, face aux vents contraires, se cherche un nouveau souffle, et le trouve dans des réalisations fugitives, tels les cerfs-volants de Shimabuku, ou le Windbook de Laurie Anderson, présenté lui aussi dans le cadre de la Biennale de Lyon. Les pages de ce livre vibratile se tournent sous l’effet de deux ventilateurs. Les textes ne sont accessibles que partiellement, dans un ordre aléatoire, la mémoire se fragmente et l’histoire de l’art s’écrit autrement, sur un mode mouvant. « Avec cette œuvre, l’artiste pointe avec subtilité l’instabilité du temps présent », analyse Emma Lavigne.
Le siffle du vent
L’instabilité se manifeste parfois sur un mode tempétueux. En 2014, Zimoun a déclenché un ouragan dans le musée d’Art de Lugano. L’artiste suisse a installé quatre ventilateurs sous chacune des neuf fenêtres de la Villa Malpensata, afin d’animer des milliers de copeaux d’emballage en polystyrène qui tourbillonnaient, mimant une formidable écume jaillie de nulle part. La même année, dans le cadre du festival Maintenant, à Rennes, Herman Kolgen et David Letellier signaient un étonnant dispositif sonore, baptisé Eotone : il se composait de quatre structures, chacune longue de 5 mètres, destinées à capter les vents.
De près, on entendait mugir et siffler le vent comme si l’on était pris en plein sirocco. De loin, on pouvait suivre les oscillations et les variations d’intensité via une application. Avec cette œuvre sonore, le monde devient un « palais des sons » qui ouvre vers des sensations fortes, hors de l’enceinte des musées où la tempête, cependant, a toujours eu sa place si l’on en croit les tableaux tumultueux de Jean-Baptiste Corot, de William Turner ou de Jean-François Millet.
Le souffle sculpté
Les vents malins peuvent aussi céder la place au souffle intérieur, les œuvres s’apaisent alors et traduisent un rapport au corps plus profond et plus intime. La célèbre série Souffle de l’Italien Giuseppe Penone est un ensemble de grandes outres de terre cuite dont on distingue, sur l’un des flancs, la trace en creux du corps de l’artiste. A l’embouchure de ces amphores à taille humaine, Penone a laissé le moulage de ses lèvres et la marque de son souffle.
« Avec les Souffles sculptés, je voulais (…) rendre solide ce qui est immatériel, comme le souffle. C’est une contradiction, et la contradiction est toujours un élément excitant, qui stimule l’imagination », explique-t-il dans l’un de ses fameux textes où il déclare que « la respiration est sculpture ». La respiration est peinture aussi, si l’on en croit les tableaux de fleurs de Bruno Perramant, qui sont littéralement animés par un souffle de vie. L’amplitude même de la cage thoracique de l’artiste détermine la puissance de l’œuvre. Entre le premier et le dernier souffle, il y a décidément l’œuvre, qui commence toujours par une inspiration…
On Air – Carte blanche à Tomás Saraceno, palais de Tokyo, jusqu’au 6 janvier. www.palaisdetokyo.com
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