Horlogerie
The Good Life est parti affronter le grand froid en Laponie finlandaise. Et si le grand froid était en réalité un peu en berne, réchauffement climatique oblige, les spécialités gastronomiques locales étaient bien au rendez-vous, du renne en filet aux poissons du lac, en passant par la liqueur de mûre arctique. Exercice de dégustation locale.
Il est dix heures du soir lorsque l’avion pose ses hélices – au grand soulagement de la petite vingtaine de passagers après un atterrissage avorté pour cause de brouillard, neige et vent -, sur le tarmac du petit aéroport de la Kuusamo, porte d’entrée de la Laponie, bordée à l’est par une longue frontière avec la Russie ; 1350 kilomètres : la plus longue de tous les états membres de l’Union Européenne.
Il ne faut pas se fier au calme apparent des grandes étendues enneigées que nous traversons pour rejoindre les environs de la station de ski de Ruka, à environ trente kilomètres de là. La Finlande n’a jamais oublié la cruelle défaite lors de la Guerre d’Hiver, qui l’opposait en 1940 à l’Armée rouge et l’amputait, in fine, de trois de ses régions : la Carélie du Sud, Salla et la péninsule de Rybatchi. Depuis, la prudence est de mise, notamment avec le maintien d’un service militaire obligatoire dont se félicite le Lion finlandais, qui dispose de l’une des artilleries les plus puissantes d’Europe.
Pas d’exercice militaire en tenue de camouflage M05 (une invention finlandaise) pour nous, mais la découverte de ce territoire plutôt plat, percé de lacs et tapissé de forêts de pins et de bouleaux. Avec, au programme, la dégustation des mets locaux.
Les touristes veulent manger du renne
Voilà trente ans que le Chef Mark Suermann, originaire des environs de la région de Hanovre en Allemagne, a posé ses valises dans le Grand Nord de la Finlande. A la tête de son établissement, il a bien tenté de proposer quelques mélanges germano-finlandais à la carte. « Mais les touristes ne sont intéressés que par le renne », soupire-t-il. Il est vrai que l’animal constitue l’une des bases de l’alimentation du coin. Mark Suermann en propose une version traditionnelle, cuisinée en ragoût, au restaurant que vient d’inaugurer Magical Pond, l’un des petits nouveaux de l’hôtellerie du coin – preuve que le tourisme a connu une belle percée ces dernières années en Laponie. Le poronkäristys se compose de sauté de renne qu’on place sur une purée de pommes de terres accompagné de confiture de ligonberry.
Habitué aux grands extrêmes, aux terres acides et pauvres, le renne se nourrit d’herbes, d’écorces, de champignons à l’automne et de son petit chouchou le lichen, qui – nous l’avons constaté –, le rend complètement toqué en hiver. En résulte une viande tendre au goût plutôt délicat et fin, pauvre en graisse mais à la valeur énergétique aussi élevée que le bœuf, avec un bouquet particulier. Le goût est celui du gibier, rappelant la biche. Le renne ne se déguste pas qu’en ragoût : nous l’avons goûté simplement en filet, revenu dans du beurre, au restaurant Rukan Kuksa, une adresse plutôt raffinée de la station de ski Ruka. On en sèche la viande qui se grignote aussi à l’apéritif en saucisson. Les jours de fête, on dégustera sa langue cuite au bouillon dans lequel auront mijoté les os à moelle du renne : c’est le màllàsàt, qu’on sert avec des pommes de terre bouillies, autre incontournable de la cuisine locale.
Autrefois, l’élevage de rennes faisait partie intégrante de la culture des Sami, ce peuple originaire de l’ensemble de la Laponie, longtemps persécuté et désormais éclaté par les frontières établies par la Norvège, la Suède et la Finlande. Et si l’élevage des rennes reste le privilège des Samis de Suède, la concurrence finnoise est féroce. Une chose toutefois, n’a pas changé avec les âges : le renne n’est jamais entièrement domestique, bien qu’il n’existe quasiment plus de rennes sauvages. Ce sont donc des élevages en semi-liberté qu’on constate partout dans le grand nord.
Kataja, le nouveau restaurant de Magical Pond
Magical Pond, c’est un peu la synthèse du tourisme tel que la génération Y le conçoit. Posés sur ce vaste domaine familial, où se dresse toujours, un peu plus haut, la maison des grands-parents, une dizaine de petits ‘igloos’, en réalité plutôt des huttes de verre ultra contemporaines, ouvrent la voie vers une autre façon de découvrir les plaines lapones. L’essentiel y est : la nature. Pour le reste, le confort et l’esthétique sont sobres et efficaces.
Anastasia est là depuis le début : il y a trois ans, les propriétaires de ces terres décidaient d’y faire construire ces petites bâtisses en vue de les louer aux particuliers désireux de découvrir la région façon nature 2.0. Depuis, le bâtiment de la réception a vu le jour, contenant un sauna finlandais, l’équipe s’est agrandie de dix personnes et, en novembre dernier, est apparu le premier restaurant de ce que l’on peut désormais nommer un hôtel, un vrai.
Kataja est pensé comme une kota, ces cabanes traditionnelles possédant un foyer en leur centre. En version modernisée ! Quelques tables, les larges baies vitrées typiques des lieux, ouvrant de plein fouet sur la nature environnante et un menu unique entrée/plat/dessert, variant seulement d’un plat, par jour.
La raison de cette carte réduite est simple : le chef Mark Suermann n’est pas sur place. Tous les jours, il fait son marché dans les environs, prépare les plats et les apporte à Magical Pond. Pour autant, la carte imaginée avec l’hôtel diffère de son motel-restaurant, qui propose plutôt des grillades au feu de bois.
Ce soir-là, nous avons goûté aux traditionnels poissons du lac fumés suivis d’un ragoût local, un mélange de bœuf et de porc (eh non, pas de renne ce soir-là !) accompagnés de pommes de terre et de carotte, l’ensemble mijoté à la bière. En dessert, la traditionnelle mousse de mûre arctique. Plutôt que les vins, en majorité français, on vous conseille de jeter un œil aux cocktails arctiques qui valent le détour. A l’image de la cuisine locale, pas de chichis et des plats tenant bien au corps en prévision du grand froid.
Élevage discret, transhumance et dangers modernes
A la ferme de rennes de Lammintupa, on sursaute à notre première question. « Ici, cela ne se fait pas de demander à combien de têtes s’élève un élevage, nous rabroue-t-on. C’est un peu comme demander son salaire à un Français. » Pas de chiffre donc, mais on estime à environ 5 000 les propriétaires de rennes en Finlande, donc 800 à 1000 Sami, pour environ 500 000 têtes gambadant dans les blanches plaines.
Et si, du côté de Lammintupa, l’élevage de rennes à destination de l’alimentation reste le chiffre d’affaires principal de la ferme, les activités connexes se sont développées à la demande du tourisme grandissant : avis aux amateurs, vous pourrez visiter les enclos et nourrir les rennes ou faire une promenade (lente) en traîneau dans le domaine enneigé. Mais aussi louer des motoneiges, faire du patin à glace et même un stage d’observation d’ours dans la forêt à l’été.
Les rennes de chaque ferme vivent en montagne ou dans les forêts, en liberté, d’avril à novembre environ – parfois plus tard selon le début de la saison froide. Ils se dirigent ensuite d’eux-mêmes vers les pâturages et les fermes qui les abriteront et nourriront tout l’hiver.
Ce que l’on nomme la transhumance prend des airs de pèlerinage sacré juste avant la grande nuit arctique. Depuis toujours, le peuple Sami accompagnait ces hordes de manteaux bruns, beige ou neige aux bois majestueux. Les éleveurs maintiennent cette tradition, non plus chaussés de ski mais en enfourchant leur quad ou motoneige.
Pour préparer la transhumance, les rennes sont d’abord menés dans un vaste enclos où ils sont triés par leurs propriétaires : les faons sont marqués et vaccinés, les adultes les plus gras iront à l’abattoir, les autres paîtront tranquillement le lichen. Un véritable ballet guidé au lasso.
Auparavant, les éleveurs suivaient ensuite la longue pérégrination des rennes à travers la toundra, les larges forêts sauvages, entrecoupées de lacs. Désormais, la migration se fait plutôt par la route : car à cette époque de l’année, la couche neigeuse est encore bien fine et les dangers, nombreux. Et les prédateurs – ours noirs, bruns et polaires, loups, lynx –, ne sont plus les seules menaces planant sur les bois des rennes les plus fragiles. Réchauffement climatique, exploitation forestière, éoliennes ou encore tourisme de plus en plus fréquent : la liste des pressions que subit le métier et d’adaptation en terrain hostile pour les bêtes est longue.
Malgré tout, l’AFP notait en 2022 une recrudescence des jeunes dans le métier d’éleveur de rennes. On l’expliquerait par un attrait pour le mode de vie ancestral et plus libre qu’à la ville, sans oublier une fierté renouvelée de la culture samie, entre autres. Plus d’un quart des (environ) 4000 éleveurs finlandais seraient ainsi âgés de moins de 25 ans.
Mais revenons à nos rennes et à nos palais. Après l’abattage, rien ne se perd. Ni la viande, ni la peau et la fourrure – transformés en vêtements, en chaussures ou en tapis -, ni les bois, recyclés en éléments de décoration, parfois même en ustensiles de cuisine.
Les règlementations européenne et locale sont strictes : la viande découpée est quant à elle munie d’un numéro de découpe et de transformation qui accompagne le produit jusque chez le consommateur, lequel peut d’ailleurs l’acquérir directement auprès de l’abattoir ou du producteur.
Sinon, que mange-t-on en Laponie ?
Lorsque nos confrères du Figaro demandaient récemment au chef ambassadeur de la cuisine finlandaise Kim Palhus un exemple de menu typiquement finlandais, on n’y trouvait fort heureusement pas que du renne. Soupe de champignons sauvages, plat de trois poissons aux pommes de terre, gâteau au four à la farine d’avoine… A l’image des exemples donnés par le chef, les spécialités finlandaises sont plutôt simples et rustiques, quoique savoureuses.
Les poissons pêchés dans les lacs en sont effectivement un aliment essentiel. Grillés, fumés et salés, pochés dans une soupe, les truites, perches, ombles chevaliers, et bien sûr saumons (la soupe de saumon, un bouillon contenant morceaux de saumon, de pommes de terre et brins d’aneth, est un basique du coin) sont régulièrement réquisitionnés dans l’alimentation laponne.
Tout comme l’est… La saucisse ! Celle-là est un véritable agent fédérateur. De porc, de mouton, de gibier ou de dinde, tous les animaux y passent et il est coutume de griller cette grillimakkara soi-même dans la kota, cette cabane possédant un foyer enflammé en son centre. On la déguste avec un thé ou un café, eux aussi directement chauffés au feu.
Les végétariens risquent en revanche de tourner un peu en rond dans les parages. La pomme de terre arctique est une spécialité locale. « On la cuit très peu de temps, sa chair est savoureuse et sa peau délicate, on la mange d’ailleurs avec ! », explique avec un air gourmand le chef Mark Suermann. La soupe de pois, hernekeitto, est une spécialité qu’on retrouve dans tout le nord de la Finlande.
Et bien sûr, il y a les baies. Elles constituaient d’ailleurs l’essentiel de l’alimentation végétales avant l’introduction de la pomme de terre en Laponie. Mûres arctiques (qui ressemblent à de petites framboises orangées, ndlr) et autres airelles se cueillent à l’été (on appelle d’ailleurs cette période la fièvre des baies, parce qu’elles poussent partout et se cueillent à la volée) et se transforment en confitures, en sauces et en mousses pour l’hiver… qui s’accompagne aussi de la fameuse liqueur de baie arctique.
Derrière le café, la vodka et les céréales
Car si la boisson locale est le café, le Finlandais n’est pas spécialement sobre. L’alcool titrant à plus de 5,5% est vendu uniquement dans les enseignes Alko et son prix est généralement élevé, sans doute pour prévenir l’alcoolisme des grands froids. Liqueurs de lakka et de fruits arctiques, sima (une espèce d’hydromel), akvavit ou vodka locale (la Finlandia ou la Koskenkorva), ici, on se tient chaud. Le vin n’est pas le plus en vogue et provient généralement du reste de l’Europe, mais on nous assurait lors de notre passage – sans que nous l’ayons pour autant goûté –, que les vignobles apparaissaient bien dans la région…
Trêve de raisins : les céréales ont bien plus le vent en poupe. Bien des spécialités locales proviennent de Carélie. C’est le cas des Kaarjalampiiraka, plus simplement nommées pirogues caréliennes. Cette sorte de petit pain, ou tartelette, est fourré au riz bouilli au lait. Avant de l’avaler, on le tartine (généreusement) de munavoi, une pâte à tartiner, mélange de beurre salé mou et de morceaux d’œufs durs. Light. Bien sûr, on vous voit venir : quel est donc ce mélange barbare à nos fins palais latins ? Croyez-nous, vous serez ravi d’en tapisser lourdement votre estomac avant d’affronter le grand froid.
Sachez que tous les pains d’ici sont une surprise. Kukko ? Un pain de seigle fourré à la pomme de terre ou au poisson. Ruisleipä ? Un pain rond, troué au seigle. Näkkileipä ? Petite craquotte fine au seigle qu’on tartine de fromage ou de pâte à tartiner. Rieska ? Un pain rond et plat fait de farine d’orge et fourré au fromage de Kainuu. En version sucrée, les korvapuusti sont des brioches fourrées à la cannelle et à la cardamone.
On ne vous le cachera pas, la joie retrouvée de la gastronomie française – paraissant si riche et diversifiée après quelques jours dans le grand Nord –, est intense. Mais la leçon devrait germer dans les esprits : faire avec ce que nous possédons en chaque saison, voilà bien un objectif qui paraît simple, mais qui n’est toujours pas atteint en France. Faites-nous plaisir, oubliez les tomates en hiver. Oui, il est normal de vouloir jeter par la fenêtre un topinambour ou un potiron après quatre mois passés à les consommer : de quoi être heureux d’accueillir les premières richesses du printemps avancé, à l’image de ces petites fleurs blanches qui annoncent l’arrivée de la mûre arctique, à cueillir du bout des doigts en été.
E.C
La ferme de rennes et village d’hiver de Lammintupa
Magical Pond, igloos et restaurant
Le restaurant Rukan Kuksa, à Ruka
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