The Good Business
On fait difficilement plus septentrional : la métropole russe de Mourmansk est nichée à deux pas de la Norvège, au-delà du cercle polaire, là où la vie n’est pas la bienvenue. Ajoutez à cela les tragédies du xxe siècle, qui ne l’ont pas épargnée, et vous obtenez une ville de l’extrême qui vous rudoie, vous attriste ou vous enivre avec la même puissance.
C’est vraiment une drôle de moue. Une moue qu’on n’a vue nulle part ailleurs. La tête s’incline vers l’épaule gauche, qui elle-même remonte un peu ; les yeux s’écarquillent, vaguement levés au ciel ; la bouche, elle, esquisse un rictus indéfinissable, entre smiley « pas content » et sourire ironique. Cette moue que les gens de Mourmansk affectionnent semble signifier tout à la fois « à quoi bon », « ah, O.K., soit », voire « chienne de vie », comme si elle traduisait en quelques petits gestes tout le spleen et le fatalisme ambiants. Il faut dire que Mourmansk ne ménage pas ses habitants. Elle leur impose des ciels invariablement bas, des frimas plus ou moins toute l’année et quarante-deux jours de ténèbres, du 2 décembre au 12 janvier, où le jour cesse carrément de se lever.
Elle les stresse et les inquiète, elle qui agonise lentement depuis la fin de la guerre froide et qui regorge, dans ses environs, de vestiges nucléaires plutôt louches. Mourmansk, c’est la grande dépression, la détresse faite ville. Comme une impression, tenace, de toucher du doigt la fin du monde. « Plus loin que Mourmansk, c’est la Lune ! » disent d’ailleurs ceux qui la peuplent, comme si, déjà, eux mêmes n’étaient plus vraiment de cette Terre. Mourmansk, pourtant, était bien partie pour susciter les fantasmes. Posée tout en haut des planisphères, à 200 kilomètres au nord du cercle polaire, elle est l’une des métropoles (300 000 habitants tout de même) les plus septentrionales du monde.
Fondée il y a cent deux ans à peine par un empire pas encore communiste, elle est l’une des villes russes les plus neuves. « Et alors ? » semble-telle nous rétorquer, elle qui, lasse de vivre, se fout pas mal de ses records. Comme ses habitants, elle fait tout le temps la moue, voire tire la gueule. Mais avec quel panache ! Sorte de Lisbonne sous Prozac, Mourmansk, question géographie, n’est pas la moins gâtée des villes : elle s’étage sur la rive droite d’un large fjord qui a le bon goût de ne jamais geler, merci le Gulf Stream ; elle se bosselle de mamelons et de franches collines qu’on grimpe à l’aide d’escaliers et de trolleybus. Mais, pour la joliesse, on repassera : des centaines de barres d’immeubles, qui sentent le soviétisme à plein nez, strient brutalement l’espace ; des buildings bizarres des années 90 friment dans leurs habits de verre fumé.
Dans son hypercentre, tout de même, on comprend que la ville a parfois joué les coquettes : le long des avenues Karl-Liebknecht 1 (le révolutionnaire spartakiste allemand), Komintern (l’Internationale communiste) ou Komsomol (l’organisation de la jeunesse soviétique), jamais renommées malgré la chute de l’URSS, les bâtisses s’enorgueillissent de tons émeraude, framboise, pistache. Certes, tout cela se fane et s’effrite – comptez en outre sur le sel et le froid pour ruiner toute tentative de ripolinage –, mais on veut croire que Mourmansk, derrière ses façades tristes – ou, allez, sa tristesse de façade ? – abrite un cœur qui palpite.
Quitte à s’y casser les dents, tentons de briser la glace avec Mourmansk.
Pour l’occasion, on a cru malin de revêtir plusieurs couches de Damart, un collant Thermolactyl, une doudoune digne d’un himalayiste, si bien que le terrible vent arctique qui souffle ici, prompt à vous transir en deux-deux, nous fait l’effet d’une gentille brise. Mais dès qu’on pénètre dans le moindre édifice, chauffé à 25 degrés minimum, on arbore, mal habitués, des visages suffocants et cramoisis qui font bien marrer les autochtones quasiment en bras de chemise. Ici, d’ailleurs, les cactus et les ficus pullulent, comme si les gens de Mourmansk, pour contrecarrer l’austérité du dehors, s’étaient inventé des tropiques intérieurs.
Une tendance qui culmine au Terrasa, un restaurant très couru de la ville, végétalisé à l’extrême, où des bouquets de lianes tombent quasiment dans votre assiette et où la bande son remixe Britney ou Blondie en version bossa-nova – certes, c’est un massacre, mais les rythmes brésiliens, du coup, collent bien au décorum. Qui côtoie-t-on dans cette drôle d’Amazonie ? Une famille bien mise qui dîne en silence autour d’une mégatable, un groupe de mecs beuglards qui sifflent des mojitos géants en matant sur leurs portables, tous décibels dehors, des courses de formule 1 et puis, toisant méchamment l’assemblée, de jeunes sylphides très lookées qui picorent du maquereau fumé entre copines.
On a chaud, peut-être, mais tout le monde, ici, nous réfrigère. Il nous arrive pourtant de croiser, à Mourmansk, de véritables crèmes. A l’image de Natalia Viktorovna, directrice du développement au musée des Etudes régionales de la ville – une institution qui tente, bon an mal an, de dresser un portrait historique et géographique de la contrée, à coups de minéraux exposés par milliers, d’ours et de rennes empaillés et de costumes traditionnels de la péninsule de Kola. Natalia, petite blonde sans âge, nous accueille adorablement dans son bureau autour d’un thé brûlant. Elle semble d’abord contrariée qu’on ne sucre pas notre breuvage – moue « ah, O.K., soit » sur son visage –, mais retrouve le sourire quand on la complimente sur ses biscuits vanillés – qui nous font frôler l’hyperglycémie.
Natalia, franche du collier, ne fait même pas semblant de trouver Mourmansk aimable. Il faut dire qu’elle a grandi à Kirovsk, grosse bourgade perdue à 200 kilomètres au sud d’ici, au pied des montagnes Khibiny. « Au moins, là-bas, on skie, on construit des igloos… Dans une région comme la nôtre où, en plein hiver, le soleil ne se lève jamais, c’est important d’avoir de la neige : elle apporte un supplément de lumière. Mais à Mourmansk, il neige si peu… Tout, du ciel jusqu’aux murs, est si grisâtre… » Voire noirâtre quand le vent arrache aux vraquiers, amarrés au port, des nuages de poussière de charbon qui viennent salement consteller les trottoirs. L’air songeur, presque résigné, laissant mourir parfois ses phrases, Natalia s’éclaire soudain, presque lyrique, à l’évocation d’Aliocha, « cette silhouette merveilleuse qu’on aperçoit de partout et qui, quand tu t’en approches, te remue le cœur ».
Aliocha, c’est un fantassin sculpté de 35 mètres de haut, comme l’URSS, friande de gigantisme, en avait le secret. Il se dresse fièrement sur une colline, drapé dans son manteau de béton, pour célébrer les soldats soviétiques qui, à Mourmansk, n’ont pas démérité pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans le récit national russe, Mourmansk est une Stalingrad du Nord. Une cité héroïque qui a toujours résisté à l’envahisseur allemand. Une ville martyre qui, en représailles, a vu pleuvoir sur elle quelque 180 000 bombes dévastatrices. De la Mourmansk des origines, celle que les pionniers avaient érigée en rondins en 1916, il ne reste aujourd’hui presque rien. A peine quelques isbas esseulées, émouvantes à force d’avoir été mille fois retapées, qui ornent, entre des HLM mastodontes, les rues Bourkova et Poliarnye Zori.
C’est qu’il a fallu reconstruire à la va-vite.
Auréolée de son statut d’héroïne, la ville est devenue une capitale navale et militaire vers laquelle ont convergé, après guerre, des dizaines de milliers de nouveaux habitants. C’est ici que mouillent les brise-glace nucléaires – dont le légendaire Lénine, qui a été muséifié – entre deux missions ultranordiques. Ici encore que croisent les sous-marins de la flotte russe – parmi eux le Koursk, dont le naufrage en 2000, avec 118 hommes à bord, a traumatisé la région. Ici enfin que l’armée fomente en partie ses manœuvres : à une vingtaine de kilomètres du centre-ville, la base de Severomorsk abrite le porte-avions Amiral-Kouznetsov, fameux, entre autres faits d’armes, pour avoir bombardé la Syrie en 2016 et 2017…
On ne s’étonnera pas trop, alors, d’apercevoir dans les squares verglacés de Mourmansk des hordes de gamins et de gamines, tout de treillis vêtues, qui se canardent avec des « kalach » factices – ambiance. Pas toujours à l’aise dans cette Mourmansk teintée d’une certaine violence, on s’est souvent réfugiés dans un café nommé StartUp, baigné d’effluves réconfortants de café torréfié, que fréquentent, planqués derrière un livre de Tolstoï ou un écran de MacBook, des jeunes gens bien sages. Alors qu’on tente de déchiffrer le menu en cyrillique et que la file d’attente s’allonge derrière nous, un grand gaillard vole à notre secours. Piotr, né à Mourmansk en 1990, vient de finir ses études à Tromso, ville de Norvège quasi voisine, voudrait devenir traducteur, ne trouve pas de boulot dans cette voie-là – moue « chienne de vie » sur son visage –, mais, du coup, parle un anglais très fluide qui facilite grandement notre commande. On le questionne alors sur la jeunesse locale. Selon son analyse pince-sans-rire, « elle se divise en deux catégories : les sportifs et les alcooliques, pas d’entre-deux » ! A voir sa parka bardée de l’inscription « Sotchi 2014 » – « Des jeux Olympiques extraordinaires. The best time of my life » –, on comprend vite qu’il appartient à la première.
Le passe-temps favori de Piotr et de ses potes, c’est de gagner les berges du lac Semionovskoïe, juste en contrebas du monument Aliocha, de creuser des trous dans l’espèce de banquise qui le recouvre, puis de se jeter dedans en simple short de bain. Après quoi, ni sauna ni huiles essentielles de pin pour réconforter ces warriors (on n’est pas chez ces mauviettes de Scandinaves), mais juste une serviette et un thé noir. « Et là, dit-il en rigolant devant notre air effaré, tu ne peux pas t’imaginer combien ton corps est revigoré. » On lui fait confiance.
Quid alors des « alcooliques », ou du moins des jeunes fêtards, de tous ceux qui, en somme, n’ont pas le goût des ablutions extrêmes, mais souhaitent tout de même se sociabiliser ? Pour humer un peu la nuit locale, il faut –s’installer au Barents, le bar qui occupe le rez-de-chaussée du seul hôtel « international » de la ville (le Park Inn), étrange lieu de convergence où s’accoudent au zinc, ce soir-là, des touristes chinois venus admirer des aurores boréales à petit prix – « sauf qu’ici le ciel est tellement nuageux qu’ils repartent souvent bredouilles », dit Piotr en ricanant –, quelques ingénieurs norvégiens en plein debrief – la ville est assise sur des milliards de litres d’hydrocarbures encore inexploitables – et puis deux bandes de jeunes distinctes. Les uns, finlandais, sont là pour s’enivrer tout le week-end pour quelques roubles, les autres, autochtones, ont à peu près la même descente, si bien qu’au bout de quelques heures passées à se regarder en chiens de faïence, tout le monde se donne finalement l’accolade, à la vie, à la mort, dans une fraternité toute nordique.
Les habitants de Mourmansk vous confieront souvent qu’ils se sentent plus proches des Scandinaves que du reste de la Russie. « Quand je descends dans le sud du pays, observe Viktoria Tchatchina, directrice de la Philharmonie de sa ville natale, je ne suis pas toujours à l’aise. J’ai l’impression que les gens y sont moins simples, moins ouverts, moins fiables que chez nous. Il y a une chaleur, à Mourmansk, que je n’ai jamais ressentie ailleurs. » On a envie de croire Viktoria.
Alors, sur ses bons conseils, on se munit d’un ticket pour le concert du jeudi soir donné par l’orchestre de la ville. On prend place dans cette Philharmonie un peu clinique, remplie de grands-mères permanentées, où l’on s’assoit sur des strapontins de bois blanc. On s’imprègne de cette symphonie de Tchaïkovski que toute l’assemblée semble connaître à la note près. La dernière mesure est à peine achevée que tout le monde exulte en vivats, en bravos, certains écrasant même quelques larmes. Cette Mourmansk qu’on a jugée si rude, si dure, si pleine de morgue et de moues, voilà qu’elle nous enveloppe de ses plus ferventes effusions.
Lire aussi