The Good Business
Née dans le Lower East Side, cette institution centenaire fabrique des montures de lunettes à l’esthétique intemporelle. La petite boutique de quartier est devenue une marque de mode qui essaime des flagship‑stores en Europe et en Asie, mais l’entreprise familiale tient à son indépendance. Rencontre avec la dernière génération de Moscot.
Ils sont assis tous les deux dans la salle de réunion vitrée qui trône au centre des bureaux de Moscot, à Manhattan. Harvey et Zack Moscot incarnent les quatrième et cinquième générations des célèbres lunetiers new-yorkais. Le premier est président, le second dirige l’image et la création. Le père est médecin-ophtalmologue, le fils est diplômé en design industriel de l’université du Michigan.
Main dans la main, ils perpétuent la tradition familiale qui a fait d’une simple échoppe du Lower East Side un empire worldwide. La marque new-yorkaise a fait beaucoup parler d’elle depuis que Johnny Depp s’est entiché du modèle Lemtosh, mais l’histoire remonte à l’aube du XXe siècle. Le père et le fils ont rodé leur duo et déroulent la saga familiale avec verve et décontraction.
Leur story-telling commence ce jour de 1899 où Hyman Moscot, natif de Minsk, débarque à Ellis Island. Après avoir eu l’idée de vendre aux autres immigrés des lunettes dans une charrette, il vivra son rêve américain en ouvrant la première boutique en 1915. Il a, semble-t-il, légué aux générations suivantes non seulement son talent pour le commerce, mais aussi son sens de l’humour.
La boutique ancestrale a occupé pendant quatre-vingts ans l’angle d’Orchard et de Delancey, avant d’oser traverser la rue et d’investir des locaux plus grands sur le trottoir, ou plutôt le coin d’en face. Superstition ou stratégie ? Toutes les adresses Moscot dans le monde sont posées à des angles de rues.
Moscot en bref
• 1899 : Hyman Moscot, originaire de Minsk, débarque à Ellis Island, rejoignant la majorité des immigrants d’Europe de l’Est dans le Lower East Side.
• 1915 : il ouvre une boutique de lunettes sur Rivington Street.
• 1925 : Son fils Sol (le grand-père d’Harvey, l’actuel CEO) devient l’un des premiers opticiens de New York.
• 1951 : La troisième génération, incarnée par Joel, le fils de Sol, prend la direction de l’affaire.
• 1986 : Harvey, et son fils Zack à partir de 2013, prend la succession de Joel. A eux deux, ils incarnent les quatrième et cinquième générations de Moscot à la tête de la marque familiale.
• Nombre de magasins : 4 magasins à New York et 5 à l’international. La société distribue également ses produits sur son site Internet et dans quelque 2 000 points de vente dans le monde, principalement chez des opticiens haut de gamme.
• La famille reste discrète au sujet de son chiffre d’affaires mais il est possible d’estimer son revenu annuel autour de 30 M $. Son activité e-commerce représente 8 % de son chiffre d’affaires annuel.
• Pas question pour l’instant de diversification. La marque se focalise sur la création et la fabrication de lunettes.
Le nouveau flagship-store s’est installé sur plusieurs niveaux d’un vieil immeuble du quartier : il regroupe là des bureaux de création, un laboratoire, un sous-sol « bric-à-brac » où s’entassent les objets chinés qui serviront à la décoration des magasins de la marque et, bien entendu, la boutique. Celle-ci retrace l’histoire familiale avec ses murs tapissés de photos, ses étagères fourmillant d’objets et ses vitrines rétro remplies de vieux téléphones et d’appareils photo. « Le quartier fut longtemps un melting-pot d’immigrants, il a été malfamé, très populaire, mais aujourd’hui, il est envahi de bobos, de restaurants végans et de marchés bio. Si mon arrière-grand-père voyait ça… » s’amuse Harvey.
Montures fabriquées main
Les montures sont entrées dans la légende grâce à leur classicisme intemporel et à leurs trois largeurs qui s’adaptent à chaque morphologie. Elles sont fabriquées à la main, en Chine et en 130 étapes, avec de l’acétate italien et des verres ophtalmiques Zeiss. « Nous n’avons pas commencé avec Internet, la qualité est notre marque de fabrique », rappelle Harvey, qui se souvient d’avoir, tout petit, plongé les verres dans les bains de teinture pour son père. Aujourd’hui, c’est Zack qui dessine de nouvelles formes, mariant esthétique et technologie. Il réactualise les deux lignes de la maison, Originals et Spirit, millésimées des années 30 aux années 80, sans chercher à suivre la tendance.
« Les lunettes, c’est la première chose que l’on met le matin et la dernière dont on se sépare le soir, inutile de céder à la mode. Nos clients sont fidèles à leur monture, ils nous disent : “elle est trop bien, on va juste changer les verres” », renchérit Harvey. L’idée est donc plutôt de proposer aux clients un modèle qui convienne à leur visage et à leur personnalité. Les équipes sont formées pour ça. Dernièrement, la marque a osé, pour les beaux jours, des verres aux teintes personnalisées. Le Orange Woodstock a bien marché. La maison n’abuse pas du name dropping, mais laisse néanmoins filtrer que dans le livre de commandes figurent les noms d’Andy Warhol, de Truman Capote ou de James Dean… Aujourd’hui, on parle de Lady Gaga, de Demi Moore… et de Brigitte Macron qui porte le modèle Randall.
A la conquête de l’Asie
Moscot fut longtemps une marque purement new-yorkaise, avec quatre antennes, avant que la génération montante ne lui ouvre les portes du monde, louchant aujourd’hui vers l’Asie. Après Londres et Rome, Séoul et Tokyo, une boutique s’est ouverte en décembre dernier à Paris dans le Marais et un flagship-store vient d’être inauguré à Los Angeles (West Hollywood).
Leurs décors vintage reproduisent celui du modèle new-yorkais, avec la façade jaune soleil et noir et, dans les vitrines, les fameuses têtes de mannequin moulées dans un patchwork de coupures de presse en guise de présentoirs. A Paris, c’est Zack qui a déniché l’emplacement : « D’abord le local occupait un angle, ensuite ce quartier du Marais, derrière le BHV, a gardé l’esprit “Lower East Side” avec encore des petites boutiques, des artisans, des quincailleries… C’est un coin qui ne se prend pas au sérieux, comme nous. » Leur ascension, elle, semble très sérieuse…