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Président et CEO du groupe Armani, le créateur visionnaire Giorgio Armani a forgé, en cinquante ans, l’une des plus grandes maisons de mode et de lifestyle du monde et l’une des rares à n’avoir qu’un seul propriétaire. Il nous livre ses réflexions sur l’avenir.
The Good Life : A quoi ressemblait le Milan de Giorgio Armani dans les années 70 ?
Giorgio Armani : Cette décennie a ouvert la voie dans une ville en pleine effervescence. Il était possible de donner vie à ses idées et de se réaliser sur une scène jeune et bouillonnante. Différentes disciplines s’entrecroisaient. J’ai senti que c’était le bon moment pour me lancer. Travailler dans la mode à Milan, à cette époque, signifiait emprunter le chemin de la modernité : l’industrie et non l’atelier, les femmes actives et non les dames. Pour faire court, suivre l’innovation. Tout était prêt, il a suffi de l’étincelle du boom économique des années 80 pour déclencher le phénomène. Cela s’est révélé être le choix gagnant.
The Good Life : Avec quelles marques collaboriez-vous à vos débuts ?
Giorgio Armani : Grâce à la grande expérience que j’avais acquise auprès de Nino Cerruti en tant que designer de la ligne pour homme Hitman, en 1972, j’ai commencé mon activité de conseiller de mode indépendant pour Allegri, Bagutta, Gibò, Hilton, Montedoro, Sicons, Spirito, Ungaro et Ermenegildo Zegna, ainsi que Loewe. Je débordais d’idées et nourrissais le profond désir de les exprimer.
The Good Life : Quelle était la stratégie des entreprises de mode milanaises ?
Giorgio Armani : Cette capacité, intrinsèque au made in Italy, d’industrialiser le processus artisanal. Cela s’est toujours traduit par des produits à la qualité unique, auxquels nous, designers, avons ajouté le style. Dans les années 70, les Italiens n’étaient pas encore conscients de leur rôle de pionniers dans le prêt-à-porter alors que nous l’étions dans bien d’autres domaines après-guerre. J’ai été formé sur le tas, la meilleure des écoles. Nino Cerruti a, notamment, été pour moi un exemple, pour la cohérence du style et l’intuition. Il m’a appris les bases de mon métier, la recherche d’un nouveau style classique : fluide, loin de toute rigidité. J’ai aussi appris à dessiner avec lui. Je me suis entraîné sur les croquis d’Yves Saint Laurent, qui me semblait être le plus fringant à l’époque, le plus éloigné de l’école des dessins de mode, si vif et en perpétuel mouvement. Sur ses maquettes, j’ai forgé le style qui m’est propre. Il m’arrivait parfois de douter en me demandant si je m’étais engagé sur la bonne voie, mais Nino Cerruti m’a toujours redonné confiance, avec force.
The Good Life : Comment avez-vous compris qu’il fallait mixer prêt-à-porter masculin et tailoring ?
Giorgio Armani : Les nouveaux modes de vie, en 1970, demandaient une approche confortable et décontractée, adaptée à l’époque. Il fallait actualiser les vêtements, en commençant par ceux pour homme, pour ensuite appliquer les mêmes principes aux vêtements pour femme. J’ai donc déstructuré la veste sur mesure, en éliminant rembourrages et doublures, en travaillant avec des tissus plus légers issus des nouvelles technologies. J’ai ainsi obtenu un look fluide et élégant, androgyne, adapté aux deux sexes. J’ai voulu briser les normes, jusque-là si strictes, de la tenue tout en puisant dans les racines haute couture. J’ai offert aux femmes des vêtements adaptés à leurs nouveaux rôles, à l’affirmation de soi, qui prenaient leurs distances avec le contexte domestique et familial. Parallèlement, les hommes aussi se découvraient moins stricts que leurs pères, prenant ouvertement soin de leur corps. Il ne s’agit pas d’une esthétique précise, plutôt d’une approche centrée sur le « power dressing » : le fait de s’habiller pour gagner en force et sécurité.
TGL : Quelle serait votre définition du made in Italy ?
G. A. : D’excellents produits au design étudié dans le détail, faits pour être utilisés. La mode ne peut se contenter d’être imaginée : elle doit être portée ! À Milan, tout le monde l’a compris. Notre mode est inspirée, concrète, d’une exécution excellente qui fait toute la différence. Le pays cultive une longue tradition de design élégant à travers l’architecture et le design du mobilier de Gio Ponti, le design automobile de Pininfarina, le langage graphique d’Olivetti. Je suis fier de faire partie de ce courant de pensée. Je pense que cette crise nous donne l’occasion d’apprécier de nouveau le savoir-faire local et l’artisanat, et nous rappelle une vérité précieuse : le luxe a besoin de temps pour être réalisé et apprécié. La mode devrait fonctionner de manière plus humaine, en promouvant la créativité et les bonnes pratiques. Peut-être aussi que cet artisanat rare a survécu parce que nous sommes très fiers de notre histoire et de notre patrimoine.
« Il ne s’agit pas d’une esthétique précise, plutôt d’une approche centrée sur le power dressing : le fait de s’habiller pour gagner en force et sécurité. » Giorgio Armani
TGL : Avec le recul, estimez-vous qu’Hollywood a contribué à vous faire connaître ?
G. A. : Mes vêtements matérialisaient un besoin assez universel. Hollywood a fait le reste. Les années 80 ont marqué d’énormes changements chez les jeunes acteurs qui refusaient le côté théâtral du tapis rouge de l’ancien Hollywood. Diane Keaton et Robert De Niro voulaient que le public se sente proche d’eux et souhaitaient être des personnes avant d’être des stars. C’était une époque de transition. Aujourd’hui aussi, il existe ce profond désir d’authenticité qui remplace le glamour superficiel ou provocateur.
TGL : En 2021, un jeune créateur pourrait-il se déployer de manière aussi intense que vous ?
G. A. : J’ai l’habitude de donner ce conseil : avoir une vision, y croire, la poursuivre, travailler d’arrache-pied, écouter les autres tout en restant fidèle à soi-même, en ayant le courage de prendre ses propres décisions. Selon moi, il est essentiel de cultiver un point de vue pour surmonter les coups de théâtre, les hauts et les bas, ainsi que l’inéluctabilité de l’imprévu comme l’actuelle situation économique. J’ignore si les conditions actuelles peuvent permettre à un jeune d’obtenir les mêmes résultats que les miens, mais je n’ai pas tout construit en un an. La patience et l’application sont de grandes vertus.
TGL : Quelles seraient les choses à améliorer à Milan ?
G. A. : L’Exposition de 2015 a prouvé combien les investissements pouvaient contribuer à rajeunir une ville, à la garder dans sa modernité en la rendant intéressante par des attractions culturelles. Justement, en 2015, j’ai inauguré Armani/Silos, qui expose ma collection de manière permanente ainsi que des présentations temporaires. C’est mon cadeau à ma ville. Pour que Milan conserve sa stature internationale et un esprit communautaire, il faut plus d’initiatives. Parfois, Milan me semble sectaire, tout comme l’est l’Italie. J’aimerais que l’on retrouve ce lien interdisciplinaire de mes débuts.
« Je n’ai pas tout construit en un an. La patience et l’application sont de grandes vertus. » G.A.
TGL : Qu’est-ce que la crise du coronavirus vous inspire ?
G. A. : Elle nous donne l’occasion de ralentir et de tout réaligner ; de dessiner un horizon plus vrai. Nous avons tous des responsabilités envers la Terre et ses créatures, humaines ou non. À nous, designers, de créer de la beauté, de produire moins et mieux, d’adopter des rythmes plus soutenables. Ce cycle effréné est nocif pour la créativité, la consommation et l’environnement. En nous unissant, il va nous falloir imaginer des formules différentes pour atteindre efficacement le consommateur et trouver les solutions pour relancer le secteur. De même, notre façon de nous habiller a été influencée par l’obligation de rester chez soi. Peut-être commençons-nous à apprécier le confort et la commodité de nos tenues. C’est à mon avantage, puisque c’est un élément fondamental de mon travail, et mes dernières collections sont d’ailleurs un hymne à la joie de s’habiller.
TGL : Comment imaginez-vous l’avenir de votre empire ?
G. A. : Mon entreprise tourne encore autour de moi, mais j’ai déjà sa succession en tête. En 2016, j’ai établi une fondation qui, en plus de s’occuper de projets d’intérêt public et social, garantira la stabilité du groupe dans le temps et sa cohérence vis-à-vis des principes d’une importance capitale à mes yeux : l’autonomie et l’indépendance, une approche correcte et éthique de la direction, menée avec intégrité et honnêteté, et l’innovation, sans omettre l’excellence et le développement durable. Je considère, en effet, qu’une stratégie durable mûrement réfléchie doit conduire une entreprise non seulement à créer de la richesse, mais aussi à durer dans le temps, en parvenant à exploiter des ressources renouvelables. Une question d’éthique bien plus que de stratégie. Je me suis constamment efforcé de faire adhérer le groupe Armani à une série de valeurs claires qui en caractérisent les actions et les produits.
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