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The Good Look
Passé de mains en mains du milieu des années 70 à 2021 sans perdre son aura d’expert, le fleuron français de l’alpinisme et de la montagne renoue avec sa gloire populaire et lorgne les marchés de demain.
Le 3 juin 1950, dans l’Himalaya, Maurice Herzog brandit son piolet, et le drapeau tricolore, au sommet de l’Annapurna (8091 m). L’alpiniste français devient le premier homme à poser ses crampons à cette altitude. Ce moment de gloire à la française est aussi celui de Millet, dont le sac à dos en coton Annapurna 50, conçu avec Louis Lachenal, membre de l’expédition, accompagne l’exploit.
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L’affaire est dans le sac
Le début des années 20 et le temps des premiers sacs à provisions des épiciers lyonnais Marc et Hermance Millet semblent déjà loin. Entre temps, il y a eu le retour du couple à Annecy, dans sa Savoie natale, en 1928, puis l’invention du premier sac à dos à armatures, six ans plus tard, avant que leurs fils René et Raymond rejoignent les maquisards et les fournissent en sacs à dos durant la Seconde Guerre.
L’entreprise familiale de l’entre-deux-guerres, la Résistance, Herzog… Encore aujourd’hui, ce glorieux passé gaullien donne à la marque « un cachet rassurant, patrimonial, et même franchouillard à la OSS 117, allié à l’indéniable modernité et à la grande technicité de ses produits », décrypte Mathieu Ros Medina, snowboardeur expert en matériel de montagne et testeur pour le magazine de glisse américain Backcountry.
Himalayiste dans l’âme, Millet s’est aussi imposé dans le large spectre des disciplines et loisirs de montagne. Au point qu’à l’instar d’un ciré Guy Cotten dans le Finistère ou d’un polo Lacoste dans les Hauts-de-Seine, un sac à dos de ski, un pantalon de randonnée, des cordes d’escalade ou une polaire de trail Millet traîne forcément quelque part, au fond d’un placard, dans chaque foyer montagnard.
« Sa double particularité est d’être à la fois hyperexperte dans le domaine de l’alpinisme et très accessible au grand public, old school et avant-gardiste, capable de conserver sa clientèle familiale tout en séduisant les geeks du matos et les branchés tokyoïtes », poursuit Mathieu Ros Medina, en référence à la grosse cote de Millet au Japon.
« Notre vocation, c’est de faire vivre un rêve en montagne à tout un chacun et de laisser un souvenir, résume Romain Millet, directeur général. Du touriste coréen qui s’émerveille dans le téléphérique de l’aiguille du Midi en été à l’élite du piolet qui s’attaque à des faces nord en hiver en passant par le coureur à pied souhaitant passer de l’EcoTrail Paris à l’UTMB. » Une « mission » qui a pourtant failli lui échapper…
Montagnes russes
Partenaire historique des plus grandes épopées en altitude (Messner sur l’Everest en 1978, les rivaux Profit et Escoffier sur l’Eiger en 1987) et valeur sûre de l’alpinisme au point de fournir les plus prestigieuses compagnies de guides (Chamonix, Grindelwald et Cervino depuis 2018), l’inventrice du premier sac 100 % Nylon – le Sherpa 50, en 1964 – quitte le giron familial en 1974 et se lance dans la diversification de ses produits avec un coup d’éclat, la création de la première parka avec membrane en Gore-Tex (1977), et une gamme de duvets techniques.
Innovante en altitude et numéro 1 de la verticalité (alpinisme, escalade), Millet reste toutefois sur les talons de son concurrent et voisin drômois Lafuma, leader sur le plus large marché des loisirs outdoor, sac à dos y compris. Le 6 février 1995, l’équipementier à la feuille de peuplier rachète Millet. « Les deux marques étaient complémentaires avec chacune une offre globale : textile, chaussures et équipements », analysait l’ancien directeur général Frédéric Ducruet dans le magazine Outdoor, en 2020.
Gourmand, le tandem s’aventure et s’impose sur de nouveaux terrains de jeu, comme le freeride ski et snow. « Au début des années 2000, Millet est étonnamment « la » marque du freeride core, celle qu’il fallait porter pour avoir la “carte” », se souvient Mathieu Ros Medina. Suivant son élan, Lafuma-Millet rachète Oxbow en 2005, puis Eider en 2008. Millet s’y perd.
Toujours reconnue pour son savoir-faire et son sens de l’innovation régulièrement salués dans le milieu (par l’Observatoire international du design pour sa chaussure Everest et sa veste ULZ Zip en 2012, puis pour son sac à dos articulé Ski Touring Matrix l’année suivante), Millet s’endette au côté de son compagnon de cordée Lafuma.
En 2014, le groupe suisse Calida, leader du marché de… la lingerie et notamment propriétaire d’Aubade, prend le contrôle de 60 % du duo montagnard, puis 87 % quatre ans plus tard. Peine perdue, dans ce sac de nœuds entrepreneurial. En 2020, Millet est en perte de vitesse (– 19 % de chiffres d’affaires) quand se profile un miracle de Noël…
Le 24 décembre 2021, Jean-Pierre Millet, petit-fils des fondateurs, annonce le rachat de 50 % de la marque centenaire et scelle définitivement le retour de l’entreprise dans le giron familial, quelques mois après la nomination de son neveu Romain à la direction générale. Le début d’une grande mutation – changement de logo, ouverture d’une boutique parisienne, parrainage de compétitions locales – guidée par une profonde réflexion sociologique sur « le client de demain », et la recherche d’horizons qui sont autant de nouvelles zones de chalandise.
« La montagne ne concerne plus seulement les habitués du massif alpin et les États-Unis, explique Romain Millet. Notre vision de long terme consiste à casser les vieilles habitudes et à s’adresser aux enfants de 10 ans comme à leurs grands-parents, aux femmes, aux personnes à mobilité réduite, aux pays asiatiques et surtout à prendre en compte la polyvalence des amateurs de montagne. Les niches monodisciplinaires n’existent quasiment plus. »
Et à surfer sur le plébiscite de la sphère fashion et le mouvement gorpcore ? Faut-il se ruer dessus façon Hoka ou s’en méfier et « subir » malgré soi cet attrait comme Arc’teryx ou La Sportiva ? Romain Millet privilégie l’option B : « Je ne crois pas au caractère éphémère de la mode, qui ne coïncide pas avec notre réflexion pérenne. En revanche, accompagner l’usage quotidien, oui. Je souhaite voir plus de bagages à main Millet dans les aéroports à l’avenir. » Et l’affaire, qui redresse déjà la pente, sera de nouveau dans le sac.
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