The Good Business
Avec plus de 12 millions d’habitants, elle est la capitale tentaculaire d’un pays émergent qui bat des records de croissance économique. La région de Manille concentre toutes les ambitions des Philippines, à savoir de s’ouvrir au reste du monde et d’affermir son ancrage dans les processus mondialisés. Pourtant, son développement se heurte à de nombreux défis, à commencer par l’exacerbation de ses inégalités socio‑économiques et la gestion des problèmes urbains et environnementaux.
Dans les locaux d’un immeuble moderne du quartier des affaires de Makati, le journaliste, correspondant d’un grand média occidental, dresse un tableau bien sombre de Manille et fait promettre de ne pas le citer. Plus tard, un représentant du corps diplomatique chargé des relations économiques entre les Philippines et son pays formule la même requête par le biais de son assistante.
Quant aux interlocuteurs philippins sollicités, les demandes d’interviews et de rencontres se perdent dans les méandres de la bureaucratie et les fins de non-recevoir. Les réponses positives se comptent finalement sur les doigts d’une main. Plus tard – après deux heures d’embouteillages monstre puis, de guerre lasse, une heure dans un métro bondé –, dans l’opulent lobby du Peninsula où résonnent des chants de Noël d’une chorale d’enfants, le sémillant directeur marketing explique dans un grand éclat de rire qu’à Manille la bonne nouvelle, c’est que tout le monde se connaît : à moins d’être introduit, personne ne parlera, mais avec le bon coup de pouce, les portes s’entrouvrent.
Entre corruption et collusions, l’entre-soi des élites se maintient et se resserre, la navigation dans ces zones grises pour toute personne extérieure s’annonce ardue. Manille cultive l’art de l’esquive.
Différents colonisateurs
Le Grand Manille (ou Metro Manila), la région métropolitaine de Manille aussi connu sous le nom de Région de la capitale nationale (NCR), se situe sur un isthme dans le sud-ouest de Luçon, l’une des 7 107 îles qui composent l’archipel des Philippines. Du fait de leur position géographique privilégiée au sein de l’aire Asie-Pacifique, les Philippines, et plus particulièrement Manille, ont constitué un hub stratégique pour les différents colonisateurs qu’elles ont abrités.
Arrivés au XVIe siècle, les Espagnols établissent la première cité fortifiée, moderne et occidentale au coeur de l’Asie – le quartier d’Intramuros. Manille devient pour le reste du monde la porte d’entrée dans le pays. Le port et les infrastructures sont développés et le territoire devient naturellement le lieu d’implantation du commerce et de l’industrie. A l’issue de la guerre hispano-américaine, la colonisation américaine qui suit – de 1898 à 1946 – ne remet pas en question la primauté de la capitale sur le reste du pays.
Si les Espagnols ont instauré une forte influence catholique dans l’archipel, les Américains contribuent à étendre la pratique de l’anglais, qui devient la langue officielle avec le tagalog. Manille est l’une des villes les plus détruites lors de la Seconde Guerre mondiale, et son expansion démographique urbaine croît rapidement, alors même que sa reconstruction s’amorce difficilement.
La scène politique connaît également des soubresauts avec, notamment, les mandats de Ferdinand Marcos (élu en 1965, puis en 1969), qui déclare la loi martiale en 1972, augurant un régime dictatorial. Cet épisode autoritaire conduit à la décentralisation du gouvernement dans les années 80. Par ailleurs, chaque gouvernement appuie la libéralisation de l’économie, conduisant à une expansion du secteur privé par le biais de privatisations et de partenariats public-privé.
Aujourd’hui, Metro Manila constitue une aire urbaine polycentrique composée de 17 villes s’étendant sur une superficie de 636 km2. Elle abrite une population de plus de 12 millions d’habitants, soit 15 680 par kilomètre carré (à titre de comparaison, le Grand Paris affiche une densité de 8 629 habitants/km2). Le Grand Manille constitue la deuxième zone urbaine la plus dense d’Asie, après Jakarta, en Indonésie. Sa croissance démographique est, quant à elle, de 2,5 % par an. Enfin, la région concentre tous les pouvoirs politiques, économiques, culturels, financiers et industriels du pays. Elle contribue pour 37 % du PIB national, dont 65 % résultent du secteur des services.
La capitale peut se targuer d’un taux de croissance annuel de 6,1 %. « Nous sommes aujourd’hui l’une des villes les plus denses du monde, souligne David Leechiu, CEO de Leechiu Property Consultants (LPC), entreprise de conseil en immobilier. Nous sommes actuellement en train de bâtir notre richesse et il faut rappeler que nous sommes un Etat démocratique assez jeune. En ce moment, nous vivons sans doute la plus grande période de stabilité politique jamais connue. Le gouvernement actuel a pour ambition d’ouvrir les Philippines au reste du monde et je pense que c’est une chance immense. »
A Manille, les sous-traitants du monde
Au coeur du quartier financier de Makati, érigé dans les années 50 par des développeurs privés – le clan Zóbel de Ayala, l’une des grandes familles qui détiennent l’économie du pays –, les locaux ultramodernes de LPC sont installés dans une partie du luxueux hôtel Shangri-La. De l’autre côté de l’autoroute urbaine se trouve le Peninsula. Non loin, des grues s’affairent en bordure des jardins Ayala pour construire le futur bâtiment du Mandarin Oriental.
Les environs se composent de hautes tours de verre et de béton, et le quadrillage des rues est rythmé par des malls et l’omniprésence des agents de sécurité. Hormis la végétation tropicale et le passage des jeepneys et des tricycles, éléments pittoresques et propres à Manille, on évolue dans un environnement qui pourrait être celui de n’importe quel quartier business et lifestyle occidental.
« Il y a une vingtaine d’années, les Philippines auraient pu disparaître sans que le reste du monde ne sourcille, ajoute David Leechiu. Mais aujourd’hui, nous occupons un rôle déterminant dans les affaires internationales. De plus en plus de multinationales, comme Accenture, JP Morgan ou Amazon, s’installent à Metro Manila, et tout cela grâce au secteur des business process outsourcing [BPO, externalisation des processus d’affaires, NDLR]. »
Depuis les années 2000, le secteur des BPO a été grandement encouragé par les gouvernements successifs via de généreuses incitations fiscales visant à attirer les investisseurs privés étrangers. Aujourd’hui, il contribue à hauteur de 10 % du PIB national, soit près de 26 millions de dollars annuels. Le secteur des BPO compte 1,23 million d’emplois directs, auxquels viennent s’ajouter 4,08 millions d’emplois indirects.
Tirant profit d’une main-d’oeuvre relativement bon marché, flexible et maîtrisant bien l’anglais, ce secteur s’est rapidement imposé comme le moteur de l’économie nationale. Les centres d’appels (relations clients, services de voyage, assistance technique, soutien en ligne aux entreprises pour la clientèle, business to business), qui constituent l’une des principales activités, ont permis aux Philippines de détrôner l’Inde dans cette branche dès 2008.
Les entreprises se répartissent dans les trois centres financiers que compte la capitale – Makati, BGC et Ortigas – et représentent 31 % de la demande en bureaux dans Metro Manila en 2018. « Nous sommes le quatrième plus grand marché de bureaux au monde, explique David Leechiu. Pour l’année 2019, nous estimons la demande nette entre 1,2 et 1,3 million de mètres carrés avec, en tête, les secteurs des BPO, mais aussi des Philippine Online Gambling Operations (POGO). Cette année, ces entreprises ont consommé plus d’espace de bureaux que les secteurs des BPO. L’activité est présente depuis une dizaine d’années, mais on observe une accélération sans précédent. En trois ans, elle est passée de 200 000 à plus de 1 million de mètres carrés, principalement concentrés dans la baie de Manille. »
Actuellement, les droits de licence annuels accordés à l’industrie du jeu constituent la troisième plus grande source de revenus du gouvernement, après la collecte des impôts et des droits de douane. D’après l’agence Philippine Amusement and Gaming Corporation (Pagcor), cela représentait la somme de 730 millions de dollars pour les six premiers mois de 2019.
1 habitant sur 3 vit dans un bidonville
La promotion d’une forte dynamique économique ne réussit pourtant pas à masquer les problèmes qui persistent, voire s’aggravent, dans la capitale philippine. Le Grand Manille cristallise de forts contrastes qui ne font que s’exacerber au moment où l’on observe un décollage de sa croissance économique. En 2017, 33 % de la population vit encore sous le seuil de pauvreté et un habitant sur trois vit dans un bidonville.
C’est en s’extirpant du confort des enclaves modernes et sécurisées qu’on prend la mesure du manque d’infrastructures publiques et du chaos urbain généralisé qui bat son plein dans le reste de la capitale. Théâtre quotidien d’embouteillages monstres, Metro Manila est l’une des régions du monde où l’on circule le plus mal. Depuis l’indépendance en 1946, les gouvernements successifs ont échoué à mettre en place un plan d’aménagement urbain efficace et cohérent, alors même que d’importantes vagues de migrations venant du reste du pays n’ont cessé de faire augmenter la population de la capitale.
Une entité régionale existe, la Metro Manila Development Authority, créée en 1995 dans sa version la plus récente, mais celle-ci manque de pouvoir et de ressources pour mener à bien des projets de développements urbains d’ampleur et se heurte aux prérogatives de chaque municipalité qui gère indépendamment les projets de développement dans les limites de son territoire. Par ailleurs, la situation côtière rend la région particulièrement vulnérable aux catastrophes naturelles, dont les conséquences sont aggravées par les problèmes de gouvernance urbaine.
« Nos principaux axes d’action se concentrent sur la lutte contre le changement climatique et la diminution des inégalités sociales ou géographiques à Manille et dans le reste du pays, explique Laurent Klein, directeur de l’Agence française de développement aux Philippines. Il s’agit de l’une des économies les plus dynamiques de la région, mais cela ne cache pas les écarts de richesse, et la pauvreté touche toujours une grande partie de la population. Nous sommes implantés depuis 2009 dans la capitale et nous travaillons en partenariat avec la Banque asiatique de développement et la Banque mondiale pour promouvoir une croissance verte et solidaire. On travaille essentiellement avec l’Etat en financements souverains, et 461 millions d’euros ont été investis depuis le début de notre action. »
Durant sa campagne et à la suite de son élection présidentielle en 2016, Rodrigo Duterte a multiplié les promesses de projets. A travers son programme Build, Build, Build, censé amorcer l’âge d’or des infrastructures, le gouvernement comptait consacrer 180 milliards de dollars à l’élaboration de 75 projets phares incluant de nouvelles infrastructures de transport, des routes, la modernisation des aéroports, etc. Trois ans plus tard, 9 projets seulement ont débuté.
Initiatives sociales et artistiques
Loin des nouvelles enclaves urbaines à l’architecture anonyme et aux modes de vie standardisés, promesse d’une insertion rayonnante dans la mondialisation, des initiatives sociales, artistiques et solidaires émergent dans les zones autrefois glorieuses et éclatantes de la vieille ville, aujourd’hui tombées en déshérence.
Arrivée dans la calle Escolta, dans le quartier de Binondo, le plus vieux Chinatown au monde, il faut lever les yeux et se détacher de l’animation des rues et de la cacophonie des carrefours pour apprécier la beauté du First United Building. Encore debout, la sentinelle à l’architecture Art déco est inaugurée en 1930 pendant l’époque coloniale américaine.
C’est là que 98B COLLABoratory, un collectif d’artistes, a élu domicile en 2012 et a lancé Hub Make Lab, un incubateur pour artistes et initiatives créatives. « En arrivant, il nous paraissait clair qu’il fallait d’abord qu’on apprenne à connaître notre quartier et qu’on aille à la rencontre des habitants, raconte Gabriel Villegas, directeur exécutif de Hub Make Lab et gérant du Den Coffee. Cela nous a pris du temps, mais au bout de quelques mois, une communauté s’était déjà formée et rassemblait les propriétaires des petites boutiques, les travailleurs, les vendeurs ambulants et même ceux qui habitaient dans la rue. On a mis en place une petite bibliothèque et puis des installations et des expositions qui mettaient en valeur le quartier et son histoire. »
Ils organisent notamment le Saturday x Future Market, un rendez-vous mensuel devenu permanent en 2016. Les artistes et artisans peuvent louer des espaces à des prix abordables, pendant une courte durée, pour y exposer et y vendre leurs créations. Aujourd’hui, on y trouve également un café, un bar ou encore un coiffeur. L’immeuble, lui, s’est rempli petit à petit de nouveaux locataires, tous attirés par cette atmosphère.
Une jeune agence d’architecture, des designers graphiques, un espace de coworking ou encore un producteur de café. « On a conscience de n’être qu’une goutte d’eau dans tout ce bordel, continue Gabriel Villegas. Mais c’est aussi notre ville et c’est notre mission en tant qu’artistes d’en présenter une autre lecture. » Vue depuis le toit de l’immeuble, la capitale se déploie, tentaculaire, chaotique et fourmillante. Elle semble s’étendre à l’infini.