The Good Business
Si la ville est plus connue pour ses clubs de football United et City, elle s’inscrit désormais aussi comme un hub culturel, médiatique et technologique. Ça bouge à Manchester, et The Good Life y est allé pour vous.
Transformer des entrepôts abandonnés en ruches créatives, une église en mur d’escalade ou un immeuble d’assurances néogothique en hôtel… « This is Manchester, we do things differently. » La phrase de Tony Wilson (1950-2007) a fait école dans cette agglomération qui a gardé une attitude punk et do it yourself. Le journaliste animateur de télévision avait donné un vrai swing à la ville. Alors qu’il signait les groupes Joy Division, Happy Mondays et The Stone Roses sur son label musical Factory Records, son club mythique The Haçienda (1982-1997) marqua toute une génération de ses décibels rock et new wave, suivis par la house et la techno de Detroit… des sons divers qui forgèrent le « Madchester ». On venait alors de loin pour s’y déhancher, boosté à l’ecstasy. Il ne faisait pourtant pas toujours bon traîner dans les rues de Manchester à la nuit tombée. La ville était surnommée « Gunchester » à cause de son taux de criminalité élevé, l’un des maux de cette cité postindustrielle complètement sinistrée à cette époque. Mais cette page est désormais tournée. Le renouveau est dans l’air, la musique a changé – les nouveaux groupes locaux reconnaissent à peine leurs aînés –, et Manchester attire à présent comme un aimant. En pleine mutation, elle s’est inventé un futur marqué par le slogan « Original Modern », imaginé par Peter Saville @P_Saville_Assoc, célèbre graphiste local à l’origine de nombreuses pochettes de disques des artistes de Factory Records. Rock’n’roll, la municipalité s’est même offert ses services en tant que directeur artistique de 2004 à 2011.
Une approche visionnaire qui a redonné fierté et confiance à ses habitants, les Mancuniens. Il était temps. Il y a plus de vingt ans, la ville en récession déprimait sous ses façades néogothiques tristes et ses bâtiments aux fenêtres murées. Un attentat à la bombe revendiqué par l’IRA, en 1996, qui fit 200 blessés, puis les Jeux du Commonwealth, en 2002, seront sans conteste les deux événements déclencheurs d’une mue aussi architecturale qu’urbanistique. Depuis, le quartier Spinningfields a jailli de terre, mêlant bureaux, restaurants et bars branchés autour de bâtiments publics et autres centres financiers. Les constructions modernes en verre répondent aux entrepôts en briques rouges du siècle dernier sous un ciel émaillé de grues. On construit et on réhabilite à tour de bras. Parmi les nouveautés, la Tony Wilson Place est un miniquartier érigé sur le site décontaminé d’une ancienne usine à gaz. En deux ans à peine, il est devenu l’un des lieux les plus animés de la ville avec son HOME, un centre culturel qui accueille cinéma, salles de spectacles et d’expositions. Le directeur du lieu, Dave Moutrey, explique : « A Manchester, l’art joue un rôle de catalyseur pour l’économie. La ville n’a pas coupé son budget culture malgré les mesures d’austérité. Elle a soutenu ce projet immobilier privé qui a coûté 25 millions de livres sterling, mais qui en a généré 30 dès la première année. Un hôtel s’est installé à côté, rejoint par la société AutoTrader, un site Internet leader de vente de voitures d’occasion en Grande-Bretagne. La banque Ford Credit Europe a également investi. » Un parking de plusieurs étages est venu se greffer à l’ensemble.
La deuxième grande ville du pays
Cette association entre culture et économie est bel et bien dans l’ADN de Manchester depuis la révolution industrielle. Les grands patrons d’hier n’ont-ils pas fondé le Hallé Orchestra, la Whitworth Art Gallery ou encore la première librairie publique de prêt en Grande-Bretagne ? La ville ne donnant pas sur la mer, on construisit, en 1894, le canal maritime de Manchester, long de 58 kilomètres. Une clé indispensable au développement qui s’est forgé sur les échanges commerciaux et, bien sûr, l’immigration. Alors, quand on évoque le Brexit, Dave Moutrey s’emporte : « Fuck Brexit ! Manchester a voté pour rester dans l’Union européenne [à 60,4 %, NDLR]. La programmation de HOME rejette la xénophobie et a toujours été très européenne, c’est ce qui plaît. Nous avions tablé sur 550 000 visiteurs la première année. Nous en avons accueilli un million en onze mois ! » Non-sens que ce Brexit : depuis Manchester, il est plus cher de se rendre en train à Londres qu’à Berlin, Barcelone ou Dublin en avion ! Et ce n’est sans doute pas un hasard si Air France dessert Manchester trois fois par jour. La ville s’érige de plus en plus comme la deuxième grande ville du pays.
En 2011, la BBC a installé une partie de ses studios à MediaCityUk. Avec plus de 2 700 salariés, l’institution médiatique avait pour but de décentraliser ses activités londoniennes et de se rapprocher de son audience. Ce déménagement a eu un effet boule de neige, emportant avec lui des entreprises liées à la production audiovisuelle, à la publicité et à la communication. Installé dans un ancien entrepôt de stockage, le Sharp Project illustre bien cette tendance. L’enthousiaste Tom Clarke, son attaché de presse, résume ainsi le concept : « Nous louons des espaces à une soixantaine d’entreprises pouvant potentiellement collaborer ensemble. Toutes sont liées à la production audiovisuelle, au web, au développement de jeux vidéo, à l’animation, à la location de matériel ou à la réalisation de films publicitaires. Nous essayons de mélanger des start-up avec des entreprises déjà bien implantées, comme l’enseigne JD Sports qui réalise toutes ses publicités ici. » Pour se déplacer dans ces 18 500 m2 de conteneurs loués 55 livres par semaine, certains utilisent leur planche de skate-board au milieu des sept tables de ping-pong toujours très animées. Il y a, dans cette pépinière, quelques curiosités à l’image de ce développeur qui travaille sur un jeu pour PlayStation, ou encore cette entreprise qui crée des programmes de réalité virtuelle qui permettra, lors des procès, de projeter les jurés sur des scènes de crime. Au rez-de-chaussée, Jessica Lolliot a posé le second bureau de son entreprise Pro Motion, basée à Londres, qui loue du matériel pour tournage. « Je suis arrivée il y a deux ans au Sharp Project après avoir cherché un lieu sur Google, puisque Snapchat et Instagram n’étaient pas aussi développés. Je ne voulais pas seulement trouver un entrepôt, mais un espace communautaire. J’ai pu tisser des liens et trouver des clients très vite, tout en prenant mon chien avec moi. »
Le Sharp Project, qui compte déjà un autre site, espère en ouvrir un troisième qui multiplierait par cinq sa surface globale pour atteindre plus de 90 000 m2. A Manchester, on estime aujourd’hui à 52 000 le nombre d’emplois dans le secteur du numérique avec un taux de création de postes 2,8 fois plus rapide que dans les autres secteurs. « Soyons honnêtes, nuance Steve Thompson, fondateur et directeur de Forward Role Recruitment, il faut encore faire un gros travail de promotion pour attirer des talents. Mais la vie est beaucoup moins chère ici qu’à Londres, et ça compte pour les jeunes qui ont entre 20 et 30 ans. Le travail ne manque pas, dans les technologies de l’information. Et, historiquement, Manchester et sa région avaient déjà développé une grande force de vente dans le commerce avec des sociétés comme Shop Direct et N Brown. Les bases du marketing direct étaient également présentes à travers des catalogues de VPC. Internet a donné une seconde vague d’opportunités à ces entreprises. Ajoutons que la région est aussi le berceau de sites comme Boohoo.com ou Missguided.com, deux des plus grands détaillants en prêt-à-porter du pays qui, forcément, incitent d’autres sociétés à se lancer ici. » Quant aux jeunes, ils aspirent à venir gonfler les rangs de ces géants et de ces start-up avant même de finir leurs études. On compte à Manchester plus de 96 000 étudiants, dont 17 500 étrangers, sur une population de 527 000 habitants, quand le Grand Manchester en compte 2 732 000.
Manchester, cité des arts et lifestyle en mouvement
En 2015, la Whitworth Art Gallery ouvre une nouvelle aile, dessinée par le cabinet londonien McInnes Usher McKnight Architects (MUMA). La galerie double son espace d’exposition, ce qui lui permet d’attirer les feux des projecteurs du monde de l’art. Elle a déjà accueilli des pièces de Cornelia Parker ou des travaux méconnus d’Andy Warhol, aux côtés des dernières acquisitions de la galerie achetées avec quatre autres institutions anglaises. « Cela nous permet d’enrichir nos collections avec des oeuvres comme celles d’Helen Marten, lauréate du prix Turner en 2016, que nous ne pourrions pas nous offrir autrement », ajoute Poppy Bowers, une jeune commissaire d’exposition. Et de confirmer que la ville est en passe de devenir l’une des plaques tournantes de l’art contemporain. Très remarquée par ailleurs, Maria Balshaw, l’actuelle directrice de la Whitworth Art Gallery, prendra les rênes des quatre musées de la Tate, en juin prochain – une première pour ce poste occupé depuis 1897 par des hommes ! Maria Balshaw laissera derrière elle le projet Factory – en hommage au label musical – commandé à OMA, le bureau d’architecture de Rem Koolhaas. Ce nouveau centre d’art à 110 millions de livres sera construit d’ici à 2020 sur l’emplacement des anciens studios de la chaîne Granada TV. Il accueillera la biennale du Festival international de Manchester, ainsi que des ballets, des concerts et des performances. Un vibrant hommage au passé artistique de la ville.
De fait, Manchester voit son lifestyle évoluer rapidement, saupoudrant de glamour les restes de la ville industrielle avec des adresses très courues comme The Refuge ou Cloud 23. Mais le boom de Manchester laisse encore pour compte un grand nombre de SDF, la plupart accro au Spice, une drogue synthétique qui fait des ravages. La ville a gardé son esprit rebelle. Toujours en mouvement, les Mancuniens désertent déjà le Northern Quarter où flotte un air d’East End londonien, là où les boutiques traditionnelles s’alignent aux côtés des pubs et bars. Aujourd’hui, on préfère s’encanailler sous les rails d’un chemin de fer et dans les zones industrielles où sont nichées les brasseries ABC et Cloudwater, entre tanks de bière, petits stands et musique. Comme si Manchester gardait des goûts de houblon et de rouille hérités de l’ère industrielle.
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