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Prévue pour fin 2018, l’inauguration de Crossrail, une ligne de métro express ultramoderne de 100 kilomètres qui traverse le centre de Londres a été remise à l’an prochain. Déjà rebaptisée Elizabeth Line, elle va transformer la vie de 1,5 million de banlieusards. Mais elle a coûté tellement cher que les autres projets de transport en commun sont compromis.
Située juste à l’est de la City, Farringdon, inaugurée en 1863, est la plus vieille station de métro de Londres. Le bâtiment actuel, qui date de 1922, donne accès à trois lignes du Tube et offre une correspondance vers le réseau ferré de grande banlieue Thameslink, qui traverse la capitale selon un axe nord-sud, jusqu’aux aéroports de Luton et Gatwick.
En face de la station de métro, la gare ferroviaire, reconstruite avant les jeux Olympiques de 2012, a plutôt fière allure. A droite de son hall, un mur métallique protège un univers souterrain que les Londoniens découvriront à l’été 2021 : l’ultramoderne troisième gare de Farringdon, qui donnera accès à la ligne du réseau express régional Crossrail.
Responsable de sa construction, Martin Gamble est fier de présenter son œuvre. La majestueuse entrée, surmontée d’un plafond suspendu de 350 tonnes, est bordée de murs rétroéclairés qui illuminent une œuvre d’art du Britannique Simon Periton. Intitulée Avalanche, elle est composée de 45 panneaux en verre de 3 mètres de haut sur lesquels ont été gravés numériquement d’énormes diamants de couleur qui dégringolent vers les profondeurs de la station.
Une allusion au quartier des bijoutiers de Hatton Garden, tout proche. Deux escaliers mécaniques géants emmènent les passagers vers les quais, 30 mètres plus bas – soit l’équivalent d’un immeuble de dix étages. Il n’y a personne, mais tout est prêt. Sur les quais, séparés de la voie par un mur de verre à portes coulissantes, des publicités défilent sur écrans plats. « Le béton des murs a été renforcé avec de la fibre de verre, l’éclairage des quais est d’une teinte plus chaude que celui des passages et des escaliers mécaniques, les rejets chauds de l’air conditionné des trains sont poussés vers l’extérieur par trois ventila- teurs de 8 mètres de diamètre », précise Martin Gamble.
Toutes les heures, une rame passe, car les premiers essais de circulation sont en cours. Une deuxième entrée de la gare se situe à Barbican, à 350 mètres de la première. Simon Periton y a aussi créé une œuvre géante en verre gravé, intitulée Spectre, qui rappelle les volutes de fer des halles à la viande de Smithfield, juste en face. Dans dix-huit mois, la gare futuriste de Farringdon verra passer 82 000 personnes par jour.
42 kilomètres de tunnel sous Londres
Depuis l’ouverture de la Jubilee Line (ligne du Jubilé) en 1979 (prolongée jusqu’à Stratford en 1999), Londres n’avait pas inauguré de nouvelle ligne de métro. Mais Crossrail, qui relie les villes de Reading (à l’ouest) et Shenfield (à l’est), distantes de plus de 100 kilomètres, tout en traversant le centre de Londres, va profondément changer la mobilité des habitants.
D’autant que deux embranchements conduisent l’un vers l’aéroport de Heathrow, l’autre vers les quartiers d’affaires des docks, jusqu’à Abbey Wood. Crossrail – déjà rebaptisé Elizabeth Line, en une nouvelle marque d’affection pour la souveraine après la Jubilee Line, dont le nom célébrait le 25e anniversaire de son couronnement – va faire passer de 5 à 6,5 millions le nombre de Londoniens ayant accès au centre de la capitale en moins de 45 minutes.
Le plus gros projet d’infrastructures urbaines de la décennie 2010 en Europe – le Grand Paris Express, dont les travaux ont commencé, sera celui des années 2020 – a nécessité de creuser 42 kilomètres de tunnels dans le centre de la capitale et desservira 41 stations, dont 10 construites ex nihilo, comme la nouvelle de Farringdon.
Les rames se succéderont toutes les deux minutes et demie aux heures de pointe, et circuleront à plus de 130 km/h sur les voies à l’air libre. Trafic prévu : 200 millions de passagers par an, soit 14 % de capacité additionnelle par rapport aux onze lignes de métro actuelles. L’Elizabeth Line va changer la physionomie de nombreuses banlieues, car 180 000 logements devraient voir le jour aux alentours des gares d’ici à 2026.
Quant aux sept nouvelles stations créées dans le centre de Londres (Paddington, Bond Street, Tottenham Court Road, Farringdon, Liverpool Street, Whitechapel et Canary Wharf ), elles proposeront un parcours muséal d’installations artistiques exceptionnel.
A l’instar de Simon Periton à Farringdon, l’entrée de la gare de Liverpool Street sera ornée d’une sculpture aérienne géante signée Yayoi Kusama. Quant à la formidable nouvelle gare de Canary Wharf – un cigare de 300 mètres de long entouré par les eaux des West India Quay Docks et surmonté d’un jardin paysagé –, elle permet déjà d’admirer la spectaculaire installation vidéo Transitions, de Michal Rovner, projetée sur un écran de 16 mètres de long
Un rebond qui fait bondir les coûts
Habitués aux rames de métro bondées et brinquebalantes et aux vieux escaliers qui parsèment les couloirs des stations, les Londoniens s’apprêtent à découvrir le « RER » du XXIe siècle, qui conjugue vitesse et silence, offre des places réservées aux passagers en fauteuil roulant et aux parents avec poussette, permet de prendre l’ascenseur de l’entrée des stations jusqu’aux voies et se distingue par l’absence de souffle provoqué par les rames sur les quais.
Mais il y a un hic. En réalité, l’Elizabeth Line aurait dû être inaugurée en décembre 2018, après neuf ans de chantier. Bien sûr, nombre de projets de cette ampleur sont achevés avec retard, et le délai de deux ans et demi n’est pas scandaleux si l’on compare avec le retard accumulé par le nouvel aéroport de Berlin-Brandebourg – dix ans déjà ! – ou le canal Seine-Nord Europe reliant la région parisienne à la Belgique – qui aurait dû être terminé en 2017, et dont les travaux n’ont pas encore commencé.
Mais l’annonce très tardive du report – en août 2018, soit quatre mois avant l’ouverture – a fortement déplu aux Londoniens. Et depuis, le glissement de la nouvelle date de mise en service (à septembre 2019, puis à mi-2020, au début 2021, puis à l’été 2021 depuis janvier dernier) les a encore plus contrariés.
« Nous ferons tout pour achever rapidement les logiciels de signalisation et les systèmes de contrôle des trains, de façon à pouvoir démarrer les essais en configuration de trafic réel (24 trains par heure dans chaque sens) à l’automne 2020, avec pour but une mise en service à l’été 2021 », affirme Mark Wild, le dernier des quatre CEO de Crossrail, nommé en novembre 2018.
Mais l’inauguration ne concernera alors que la partie centrale de la ligne (de Paddington à Canary Wharf), et il faudra attendre l’été 2022 pour que l’Elizabeth Line soit opérationnelle sur toute sa longueur. Ce report a fait bondir les coûts. Le budget initial de 14,8 milliards de livres est passé à 18,25 milliards (soit 21,7 milliards d’euros), ce qui n’arrange pas les finances de Transport for London (TfL). Le déficit de cet organisme public local qui gère les trans- ports en commun de la capitale a atteint 422 millions de livres en 2018-2019, et s’élèvera à 307 millions de livres en 2019-2020.
Une dette de 13 milliards de livres
Plus grave : les emprunts destinés à financer Crossrail ont fait bondir sa dette à près de 13 milliards de livres. « La situation financière de TfL est sous pression, car au surcoût du chantier Crossrail et à la perte de revenus due au retard de sa mise en service (vente des tickets, publicité dans les stations, location des bureaux construits au-dessus des nouvelles gares), il faut ajouter le déficit du réseau de bus, dont la fréquentation baisse. De plus, Londres est la seule capitale européenne dont les transports ne reçoivent aucune subvention du gouvernement central (depuis 2018). Enfin, le gel des tarifs du métro et des bus depuis quatre ans par le maire travailliste Sadiq Khan (après 42 % de hausse durant les huit ans de mandat de son prédécesseur Boris Johnson) a aussi eu un impact négatif », explique Caroline Pidgeon, vice- présidente (libérale démocrate) du comité des transports de l’Assemblée de Londres.
Mais Sadiq Khan, qui fait campagne pour sa réélection, ne va pas augmenter le prix des tickets avant la date du scrutin, le 7 mai 2020. Et peut- être pas après non plus, car cette mesure est l’un des marqueurs de sa stratégie municipale. A ces problèmes financiers affectant TfL s’ajoute la volonté du Premier ministre Boris Johnson de réduire la fracture sociale entre Londres et les régions défavorisées du nord de l’Angleterre, qui vont monopoliser les investissements nationaux.
Après Crossrail, il n’y aura donc pas d’argent pour de nouveaux transports en commun dans la capitale. Mis à part l’extension de la Northern Line (deux nouvelles stations de métro à Nine Elms et Battersea), prévue pour fin 2021, les projets attendront. L’extension de la Bakerloo Line (quatre stations connectant Elephant and Castle à Lewisham) ne démarrera pas comme prévu en 2023. Quant à l’ambitieux plan visant à construire à partir de 2023 Crossrail 2, une seconde ligne de réseau express régional traversant Londres du nord au sud, il a été renvoyé aux calendes grecques.
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