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Il a remporté un nombre invraisemblable de prix, et pourtant, à moins d’être un geek du cocktail, prêt à tester la liste du 50 Best Bars dans laquelle justement Londres brille plus que toute autre ville, son nom est encore peu connu du grand public.
Vu depuis la rue, voici un lieu en apparence très banal. Son nom ne donne aucun indice : Tayēr + Elementary. Ça pourrait ressembler à un café de quartier vaguement branché avec ce long comptoir en bois clair et le menu graphique inscrit au-dessus. C’est là qu’Alex Kratena et Monica Berg (autre pointure de la mixologie) ont ouvert leurs bars. Au pluriel, car le premier, blanc et lumineux, en cache un second situé à l’arrière.
Pas du tout dans la veine speakeasy, mais dans un esprit d’atelier, fonctionnel et élégant. Avec un grand comptoir en U encadrant une zone de préparation et, sur de belles étagères en bois, des flacons tous identiques et sans marque. Alex Kratena est né à Brno, dans l’actuelle Tchéquie. Mais c’est en Tchécoslovaquie qu’il grandit, quand le pays était encore sous régime communiste – la Tchécoslovaquie ne sera divisée qu’en 1993. Alex n’est pas un ado facile, pas très bon élève. Il rêve d’ailleurs.
Aux quatre coins du monde
« Voyager, c’était le rêve de ma génération qui est la dernière à avoir connu le communisme, la première à vivre le passage à la démocratie puis au capitalisme. Il était alors impossible de partir en vacances en famille. Pour sortir du pays, il fallait que l’un d’entre nous y reste, garantie que nous reviendrions », raconte-t-il. Comme beaucoup de jeunes qui doivent gagner leur vie, il travaille le soir dans des bars et les restaurants. Dans sa ville, puis finalement (ou enfin !) à New York, où il enchaîne les petits boulots. Alex Kratena ne tient pas en place, il part à Tokyo, revient en Europe et débarque à Londres. Pour deux semaines, pensait-il. « C’était au milieu des années 2000, alors que ça commençait à bouger dans les bars, surtout du côté de Notting Hill, avec Agostino Perrone, au Montgomery Place, et Charles Vexenat, au Lonsdale. »
Il travaille dans un pub, puis dans un restaurant étoilé de Marylebone. « J’y ai beaucoup appris, mais c’était trop classique pour moi. Imaginez-moi avec une cravate et un gilet ! » Difficile en effet de concevoir l’Alex d’aujourd’hui, avec sa casquette de rappeur et tatoué jusque sur les doigts, en costume. C’est pourtant dans un hôtel de luxe qu’il va connaître la gloire. A cette époque, l’Artesian est le bar du 5-étoiles The Langham. Alors qu’il participe à une compétition, Alex Kratena se rend à l’entretien d’embauche avec son barda sous le bras. « Ils ont dû trouver ça drôle, avoue-t-il, car je n’ai pas gagné la compétition, mais j’ai eu le job ! »
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Une pluie de récompenses
Pendant quatre ans, il fait du bon boulot, sans plus. Jusqu’à ce qu’en 2010 il soit nommé chef barman, et signe sa première carte. L’année suivante, il remporte le World’s Best Cocktail Menu aux Spirited Awards de La Nouvelle-Orléans. Les prix se succèdent : Best Bar Team, Best Hôtel Bar, International Bartender of the Year, Bar Personality of the Year… L’Artesian devient le lieu dont tout le monde du cocktail parle, et Alex Kratena, l’un des héros d’une nouvelle mixologie.
Comment ? « En proposant des drinks de qualité faits avec des produits frais, mais surtout en apportant de la théâtralité à notre service. Nous nous inspirions de ce qui se faisait en gastronomie : des présentations spectaculaires, des textures surprenantes. L’un de nos succès a été le Super Panda, un cocktail servi sur un ballon en forme de tête de panda qui, à mesure qu’il se dégonflait, libérait des effluves de mandarine. »
Novembre 2015, Alex Kratena et son complice Simone Caporale quittent l’Artesian. « Nous avions gagné quatre fois le classement des 50 Best Bars et atteint notre vitesse de croisière. J’aurais pu y rester et mener une vie confortable. Mais ça n’est pas dans ma nature. C’était le moment de monter ma propre entreprise. » Il va d’abord parcourir le monde, donner des conférences, collaborer avec des marques, s’engager dans des causes.
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Double-face
« Le concept de Tayēr + Elementary est né en cinq minutes. J’étais à Barcelone, et le temps de le dire, j’avais le nom et l’idée. Celle d’un bar qui change tout le temps et nous met au défi tous les jours. Un lieu où se retrouvent des experts du bar, mais aussi les gens du quartier qui ignorent qui nous sommes ! » Si l’expérience de l’Elementary – ouvert toute la journée – vaut le détour, c’est dans l’atelier Tayēr qu’Alex Kratena déploie tout son savoir-faire. Il a tout imaginé, tout dessiné : les meubles, l’espace de préparation, un emboîtage d’alvéoles en Inox – le poste de travail le plus efficace et confortable qui soit, selon l’un des barmen. Et la carte, où les goûts et les ingrédients priment, sans jeux de mots ni titres ronflants. Une simplicité qui se retrouve dans le verre.
« Je suis simplement heureux de me poser, de profiter d’une vie plus simple. J’arrive ici, j’allume les lampes, je mets ma musique… Et puis c’est un lieu d’échange et de transmission. J’aimerais faire que ce métier soit respecté dans le monde entier, ce qui n’est pas le cas. Ce qui rend Londres unique c’est qu’il y a dans cette ville une réelle histoire du drink. Boire un cocktail est ancré dans la culture et c’est quelque chose de très normal. » Pour preuve, la London Cocktail Week a fêté ses 10 ans en 2019.
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