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L'intelligence artificielle génère de nombreux fantasmes et inquiétudes. En premier lieu, celui des suppressions d'emplois, par milliers, annoncées par des rapports tous azimuts. Mais les cadres et professions intellectuelles supérieures sont ils menacés ?
Cols blancs de tous les pays, unissez-vous ! L’intelligence artificielle et ses algorithmes toujours plus puissants sont à vos portes et viennent tous vous remplacer. Même les emplois cadres ? C’est du moins ce que l’on pourrait croire si l’on se fiait à certains rapports sur l’emploi réalisés pour déterminer les conséquences des nouveaux outils d’intelligence artificielle tels que ChatGPT. Un scénario noir repris à l’envi par de nombreux médias, qui ont agité le spectre de la menace que représente les intelligences artificielles.
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Dans une note de prospective publiée en mars, la banque américaine Goldman Sachs a estimé que des « perturbations importantes » sont attendues sur le marché du travail et qu’environ 300 millions d’emplois à temps plein dans le monde pourraient être affectés. Le même mois, deux autres études se sont penchées sur la question : “How will Language Modelers like ChatGPT Affect Occupations and Industries?” d’Ed Felton (Princeton), Manav Raj (Université de Pennsylvanie) et Robert Seamans (Université de New York) et “GPTs are GPTs: An Early Look at the Labor Market Impact Potential of Large Language Models” de Tyna Eloundou (OpenAI), Sam Manning (OpenAI et OpenResearch), Pamela Mishkin (OpenAI) et Daniel Rock (Université de Pennsylvanie).
Métiers menacés par ChatGPT
La première observe que “les principaux métiers exposés aux large langage model (LLM, modèles d’IA capables d’analyser et de générer du texte) sont les télévendeurs et certains enseignants tels que les professeurs de langue, de littérature et d’histoire […] et les plus exposés aux progrès de ces LLM sont ceux des secteurs juridiques et financiers”. Les auteurs se veulent toutefois prudents en proposant davantage une méthodologie pour modéliser l’”exposition” que dresser la liste des métiers menacés.
Si la seconde emploie également le terme “exposition”, et se refuse “à toute prédiction”, elle considère que “80 % de la main-d’œuvre américaine pourrait voir au moins 10 % de ses tâches affectées par l’introduction des LLM, tandis qu’environ 19 % des travailleurs pourraient voir au moins 50 % de leurs tâches affectées. […] Les emplois à haut revenu étant potentiellement plus exposés aux capacités des LLM et aux logiciels alimentés par les LLM. […] Notre analyse suggère qu’avec l’accès à un LLM, quelque 15 % de toutes les tâches des travailleurs aux Etats-Unis pourraient être accomplies beaucoup plus rapidement au même niveau de qualité. Si l’on incorpore les logiciels et les outils construits sur la base des LLM, cette part augmente pour atteindre entre 47 et 56% de toutes les tâches.”
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Gain de productivité
“Et encore, ces chercheurs mènent leurs travaux à partir de GTP-4, or OpenAI annonce une nouvelle version, probablement bien plus performante en octobre !”, prévient l’essayiste Olivier Babeau, président de l’Institut Sapiens. Pour lui, il est de plus en plus délicat de mesurer l’impact des outils d’IA parce qu’ils évoluent à une vitesse folle et s’immiscent partout. “Ces technologies à usage général touchent tous les aspects du travail, mais aussi plus largement de la société. Il est incroyable de se dire qu’on va avoir un flux d’intelligence à coût marginal zéro. Jusque-là, l’intelligence était une denrée rare et dépendait d’individus qui se formaient des années durant. Il fallait aller chercher de l’information. Aujourd’hui, ChatGPT fait ce travail de synthèse, de construction, de remise en ordre de milliards de contenus. Et ce, en quelques secondes”, souligne-t-il. En d’autres termes, l’IA est un formidable outil d’amélioration de la productivité.
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Comment s’adapter à de monde qui vient ? “Il faut repenser le travail avec la machine. Les entreprises sont un peu comme une poule devant un couteau, elles ne savent pas quoi faire. Un peu comme l’informatique au début. On estimait que ça ne servait à rien puisque personne n’utilisait d’ordinateurs. ChatGPT va accélérer les tâches qui jusqu’ici prenait un temps dingue — des rapports, des recommandations stratégiques, poursuit Olivier Babeau. Ces outils peuvent nourrir une baisse, voire une disparition du travail. Est-ce que, pour la première fois, la théorie de la destruction créatrice de Schumpeter va être invalidée ? La question est ouverte. Vous n’allez pas sans doute pas être remplacé par l’IA, mais par des gens qui l’utilisent.”
Projections floues
Pour Laurence Devillers, professeure à la Sorbonne et experte et chercheuse en IA au CNRS, les inquiétudes générées par l’IA sont, à ce stade, excessives. “Il faut apprendre à dompter ces systèmes qui engloutissent énormément de données, mais qui n’ont aucune intelligence réelle, qu’elle soit scientifique ou humaine. Nous sommes loin d’une super-intelligence. Je pense qu’il est irresponsable à l’heure actuelle de le prétendre. L’IA copie nos données, nous imite et cela crée une illusion d’humanité. Mais cette illusion, nous devons tous en être conscient”, assure-t-elle.
Laisser penser que ces machines sont intelligentes ne rend pas service au commun des mortels, car ça ne peut que lui faire peur, “Parler de centaines de millions d’emplois qui doivent disparaître, ce sont des projections totalement floues. En revanche, il est certain que les métiers vont évoluer. La société a beaucoup à gagner de ces outils, à condition que leurs créateurs fassent davantage preuve de transparence”, ajoute Laurence Devillers.
Allô Docteur ChatGPT ?
S’il est un secteur où l’intelligence artificielle fait ses preuves depuis quelques années, c’est bien celui de la médecine. “L’IA est déjà utilisée dans les hôpitaux”, rappelle Jean-Emmanuel Bibault, médecin cancérologue et chercheur en intelligence artificielle, qui a récemment publié 2041, Odyssée de la médecine: Comment l’intelligence artificielle bouleverse la médecine ?. En oncologie, les praticiens s’en servent au quotidien, notamment pour étudier les tumeurs. “En anatomopathologie, c’est-à-dire l’analyse sous microscope des biopsies de tumeurs, l’IA est un outil puissant qui va permettre de gagner du temps et en précision. Quand on a une suspicion de cancer, on va faire une biopsie et on va l’analyser pour confirmer ou invalider. C’est une tâche de perception, d’analyse d’image. Et les algorithmes de deep learning, les CNN (réseaux neuronaux convolutifs), sont particulièrement adaptés à cela”, précise-t-il.
En début d’année, ChatGPT a passé l’United States Medical Licensing Examination (USMLE), un examen qui constitue la première étape pour devenir médecin aux Etats-Unis. Une équipe d’Harvard a évalué la capacité de cet outil à diagnostiquer des maladies à partir d’une série de symptômes afin de vérifier s’il est doué dans cet exercice. Des logiciels faisaient déjà cela — les symptom checkers — et affichaient 50% de bonnes réponses, contre 65% pour les humains. ChatGPT a, lui, atteint les 80% ! “Sur la bobologie, il fait déjà mieux que les médecins. Le pire est que le GPT-4 n’a pas été entraîné spécialement là-dessus”, indique Jean-Emmanuel Bibault. De là à imaginer que ChatGPT pourrait résoudre la pénurie de médecins, il y a un fossé que le cancérologue hésite à franchir. ”Le risque serait de décréter qu’on n’a plus besoin d’en former autant qu’avant. Les deux doivent coexister. Pour toutes les tâches de prédiction, ce que les humains ne savent pas bien faire, comment fera-t-on, alors, pour vérifier que l’algorithme ne se trompe pas ?”, s’interroge-t-il. Jusqu’où acceptera–t-on de faire confiance à l’IA ? Voici, possiblement, le grand sujet de demain.