The Good Business
Il provoque, invective, dérange. Spécialiste des biotechnologies, expert en technomédecine, essayiste, le président de DNAVision, société de séquençage d’ADN, exhorte l’humanité à mener une guerre urgente et sans merci à une intelligence artificielle dont elle sous-estime la superpuissance à venir.
Laurent Alexandre répond aux questions de The Good Life
The Good Life : En quoi l’accélération technologique que nous observons est-elle unique dans l’histoire de l’humanité ?
Laurent Alexandre (@dr_l_alexandre) : Cette accélération se traduit par une menace de prise de pouvoir de l’intelligence artificielle (IA), qui se positionne désormais, dans certains domaines, en rivale de l’intelligence humaine. A partir de 2011-2012, l’IA, qui stagnait depuis cinquante ans, a subitement décollé sous une forme particulière que l’on appelle le « deep learning », ces réseaux de neurones artificiels qui reproduisent en partie le fonctionnement de notre cerveau. Ce « deep learning » a explosé grâce à trois éléments : la production de nouveaux microprocesseurs particulièrement adaptés à l’IA ; l’apparition de bases de données géantes, alimentées par les réseaux sociaux et nos téléphones portables, et extrêmement performantes pour éduquer l’IA ; et, enfin, la mise au point de nouveaux algorithmes qui permettent d’interfacer ces nouveaux microprocesseurs très puissants et ces bases de données géantes. Les réseaux de neurones artificiels ne créent pas une IA forte dotée d’une conscience artificielle qui puisse être comparée à la conscience biologique. Il s’agit d’une IA faible, mais néanmoins capable d’accomplir des missions de plus en plus pointues, plus vite et bien mieux que ne le peuvent les êtres humains.
TGL : Quels exploits cette nouvelle IA est-elle capable d’accomplir ? Et à brève échéance ?
L. A. : Elle pourra tenir une comptabilité, conduire un camion ou une voiture, piloter un avion ou diagnostiquer un cancer… Donc, en premier lieu, des tâches techniques et verticales (un métier, une tâche). Notons d’ailleurs que l’IA ne suit pas la hiérarchie traditionnelle des tâches cognitives humaines : la cancérologie lui est plus facile que la préparation d’un café. Pour analyser un cancer de la peau, par exemple, un programme développé à partir de l’IA de Google est supérieur aux meilleurs dermatologues et cancérologues de Californie. Des pans entiers de la médecine vont ainsi basculer hors du champ de la décision humaine. C’est logique : l’analyse de l’ADN d’une tumeur réclame le traitement de 20 000 milliards d’informations ! Aucun cerveau biologique n’en est capable. Mais le déferlement de cette IA faible n’est qu’un début, d’autres intelligences semi-fortes – se rapprochant de l’intelligence humaine – apparaîtront dans les décennies à venir. Elles bousculeront de plus en plus de métiers.
TGL : Et les robots ?
L. A. : L’IA est beaucoup plus que de la robotique. Un robot, c’est une alouette d’IA et un cheval de mécanique, et la mécanique a un prix. L’IA, elle, est quasi gratuite. C’est elle qui est en pleine croissance et qui va violemment chahuter le marché du travail ! Elle va concurrencer les cols blancs qui se croyaient à l’abri.
TGL : N’existe-t-il aucun garde-fou capable d’enrayer cette toute puissance des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) qui auraient déjà plus de pouvoir que le président des Etats-Unis ?
L. A. : Cessons de considérer les GAFA comme un dieu économique invincible. D’autres géants du numérique vont arriver, par exemple les BATX chinois (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). En réalité, peu importe les entreprises, ce qui compte, c’est cette IA qu’elles ont fait naître et qui va bouleverser tous nos repères. Les questions sont plus largement existentielles : que faisons-nous de notre pouvoir démiurgique ? que doit faire l’élite intellectuelle face à ce changement radical pour l’humanité ? Longtemps nous n’avons été qu’une petite chose fragile qui attendait la mort. Aujourd’hui, nous savons que, par le pouvoir de la technologie, nous pourrons, dans un avenir pas si lointain, vivre mille ans, conquérir le cosmos, modifier notre cerveau, faire des bébés à la carte… Ainsi, l’émergence des technologies exponentielles, les NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informatique et sciences cognitives), fait changer la médecine de dimension. L’électronique médicale commence, par exemple, à traiter la cécité par l’implant de rétines artificielles. Demain, la nanomédecine pourra régénérer nos cellules défectueuses, créer des organes de rechange. Ce big bang technologique et éthique soulève un ensemble de problèmes philosophiques et politiques auxquels il est urgent de réfléchir.
TGL : A défaut, l’être humain pourrait être socialement et économiquement menacé par cette déferlante qu’il a fait naître ?
L. A. : Le déferlement de l’IA est un défi pour l’humanité, aujourd’hui sommée de réagir, de penser, de s’organiser. Jamais la désynchronisation entre les institutions – politiques, éducatives – et la technologie n’a été aussi forte. Cette accélération génère des inégalités extrêmement difficiles à gérer dans une société de la connaissance comme la nôtre, qui donne un avantage énorme aux gens dotés d’une forte intelligence conceptuelle et capables de maîtriser le tsunami de datas. Or, aujourd’hui, on ne dispose pas de l’ingénierie scolaire capable de réduire les inégalités face à l’IA. Si nous ne réagissons pas, nous donnerons raison à Yuval Noah Harari et à son livre, Homo deus. Il y aura, d’un côté, l’émergence d’un homme-Dieu, un aristocrate de l’intelligence doté des pleins pouvoirs grâce aux NBIC ; et, de l’autre, l’immense caste des inutiles, ceux dont les emplois seront condamnés par l’IA des GAFA et des BATX. Je note qu’aucune de ces plates-formes n’est européenne…
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