Art
The Good Culture
« These boots where made for walking », disait la chanson. Celles que Lee Miller façonne, à la main, répondent à la ritournelle — un supplément d'âme cowboy en plus.
« L’art de la botte de cowboy se perd. » Après avoir repris l’atelier de son mentor, Lee Miller peine à voir ce que l’avenir lui réserve, lui qui a chaussé Tommy Lee Jones et Lauren Bacall, dans une époque hésitant entre un futur tout-digital et un retour en force du rare et du fait-main. « Pourtant, nous ne prenons pas de nouveaux clients, en ce moment. Nous avons cinq ans de travail devant nous », explique Carlynn, épouse de Lee, à qui le soixantenaire à la mèche rebelle a laissé le soin d’introduire sa petite entreprise. Lui retourne dans son atelier, la pièce adjacente à ce bureau aux allures de musée où sont prises les mesures des pieds qui se glisseront dans ces bottes de cowboy, au milieu des totems qui racontent l’histoire de Texas Traditions.
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Lee Miller n’a rien d’un cowboy
Austin, Texas. Dans une ville où les startups fleurissent à chaque coin de rue et où les food trucks rivalisent d’originalité, Lee Miller incarne l’antithèse de la productivité frénétique. Au fond de cette allée, là où une discrète enseigne indique « Texas Traditions », les machines sont silencieuses et les ordinateurs sont tout simplement proscrits. Dans cet atelier créé par Charlie Dunn, chaque botte est confectionnée à la main, de la semelle aux ornements, depuis les années 70.
L’histoire de Lee Miller commence loin des plaines texanes. Il est né au Vermont, un coin où la seule chose qui pourrait vaguement rappeler l’esprit du Far West la rudesse du climat. Viré d’un boulot dans une bourgade de l’état de l’Utah, Miller, un poil rebelle, se retrouve à se lamenter sur son sort dans la chambre que lui prête le médecin de la réserve indienne chez qui il a trouvé refuge. « J’avais 22 ans et plus aucune perspective d’avenir. » Son logeur frappe à sa porte. Nous sommes en 1977 et Charlie Dunn, une légende du bootmaking, l’appelle depuis Austin. « Je n’avais pas de téléphone. C’était incroyable qu’il m’ait trouvé — quelqu’un avec qui j’avais travaillé lui avait glissé mon nom. »
Austin, déjà à l’époque, n’est pas une ville comme les autres. Une sorte de Los Angeles sans le cinéma, la ville rassemble la créativité excentrique texane. Dunn, né en 1898, incarne une autre époque. « C’était un génie. Son talent était tel qu’il était devenu l’artisan de bottes de cowboy le plus cher des États-Unis », raconte Lee Miller avec admiration. En 1986, le maître prend sa retraite, laissant son atelier à son apprenti. « Je me souviens de cette date comme si c’était hier : 21 août 1986 », raconte Lee Miller avec un clin d’œil à son épouse, Carlynn, ancienne secrétaire de l’atelier devenue sa moitié — à tous points de vue.
De l’art, par un artisan
Lee Miller est l’ouvrier de Texas Traditions. Son épouse en est la tête pensante — c’est lui qui le dit —, avant de préciser : « Je n’aurais rien pu faire sans elle ». Le Texan d’adoption est en charge des mesures du pied de son futur client, comme le veut la tradition, assis sur une chaise en hauteur, la même sur laquelle les boots se voient encore cirées aujourd’hui dans les magasins spécialisés. Mais c’est bien Carlynn qui prend en charge la clientèle de A à Z, du premier contact au dernier, opérant à la manière d’une psychologue chargée de cerner les enjeux de son patient pour mieux l’aider se comprendre. « Je suis celle qui écoute, qui prend des notes, parfois qui suggère. Chaque botte a une histoire très personnelle et je suis celle qui aide à l’écrire », explique-t-elle.
Il est rare qu’un client vienne avec une idée précise ou avec la volonté de simplement copier un modèle existant. « J’ai des milliers d’histoires à raconter », s’amuse Carlynn en nous guidant à travers son petit bureau, une pièce muséale où s’entassent des décennies de photographies, de souvenirs et, bien sûr, de bottes de cowboy. « Dans une heure ou deux, c’est un ancien maire d’Austin qui viendra chercher ses bottes », dit-elle en pointant une paire sobre, en cuir de crocodile noir, simplement agrémentée d’un fil d’or représentant la silhouette du Texas avec une étoile à la place de la capitale. « Cette paire-ci, ajoute-t-elle en montrant une extravagante botte rouge et blanche, est ce que le psychiatre qui les a commandées appelle ses « chaussures de la crise de la quarantaine ». » Enfin, la dernière réalisation de Lee Miller est un hommage à son mentor, une paire de boots de cowboy blanche ornées de cactus, le dessin « phare de Charlie Dunn dans les années 80 », pour les 50 ans d’un avocat du Colorado.
Chaque botte de cowboy a une histoire
En miroir, face au bureau de Carlynn, se trouve l’atelier de Lee. Nous nous y glissons alors qu’il s’active sur la paire de bottes ornées de cactus. Au-dessus de nos têtes, ce que nous appellerons le « walk of fame » : les modèles plantaires de tous les clients de Texas Traditions, dont ceux, fièrement mis en valeur, de Lauren Bacall, Tommy Lee Jones et Connie Britton.
« Notre liste d’attente est aujourd’hui de cinq ans », répète l’artisan, « mais en réalité, il faut 40 heures pour réaliser une botte de cowboy de complexité modérée. » C’est le temps qui lui a été nécessaire lorsqu’il a mis en pause ses commandes, pour la seule fois de sa vie, pour se consacrer à la réalisation d’une paire en urgence pour Tommy Lee Jones. En 1988, l’acteur est à Austin tourner Lonesome Dove. La production lui avait prévu une paire de bottes… qui ne lui allait pas du tout — « évidemment ! Ce n’était pas du sur-mesure ! » avant de se tourner en catastrophe vers l’atelier le plus connu de la ville pour réparer l’impair.
Le name dropping est rare dans la bouche de Lee Miller alors que de nombreux célèbres noms gravitent au dessus de nos têtes. « Ce qui m’intéresse avant tout, c’est de créer une botte qui épousera parfaitement un pied, le reste est accessoire », assène celui qui cherche rester aussi fidèle que possible aux demandes de clients, n’imposant jamais son style. « Je fais tout mon possible pour rendre leurs rêves réalité, c’est tout. Une paire de bottes de cowboy, ça a un prix (à partir de 3000 dollars chez Texas Traditions, ndlr) et c’est aussi très personnel », explique-t-il avec humilité avant d’évoquer l’histoire de cette veuve qui a modifié sa commande au décès de son mari. « Elle nous a demandé de découper la paire de boots de son mari pour récupérer puis coudre ses initiales à l’intérieur de la paire que nous étions en train de produire pour elle », s’ému-t-il.
Un art en évolution
D’autres histoires peuplent l’atelier, comme celles des apprentis venus des quatre coins du monde. « Un Français nous a particulièrement marqué, Virgile, venu en 2017. Il a travaillé ensuite pour Berluti à Paris… C’était une tête brûlée, mais il était si talentueux ! En plus d’avoir absorber notre savoir-faire, il a élargi ma vision — comme tous ceux qui travaille avec moi. Il nous a aussi appris à cuisiner des plats français ! », s’amuse celui qui appréciait plus qu’aucun autre plat la tarte à l’oignon du Breton. Depuis, quelques autres jeunes bottiers du monde entier sont passés par l’atelier de Lee. « Il n’y a plus de formation formelle. Si quelqu’un veut apprendre comment faire des bottes de cowboy, il doit se tourner vers l’apprentissage auprès de professionnels. »
Deux femmes assistent aujourd’hui Lee Miller dans ses tâches quotidiennes, dont Jennifer June, autrice d’un beau livre sur le sujet (« Cowboy Boots: The Art and Sole », Rizzoli, 2010). « J’ai essuyé de nombreux refus quand j’ai essayé de me lancer », regrette-t-elle, « le métier reste encore un monde d’hommes. Mais grâce à des gens comme Lee, les choses changent », explique l’apprentie de 59 ans. « Finalement, faire des bottes n’est pas plus difficile qu’un autre métier manuel, complète celui qui, fut un temps, rechignait aussi à donner leur chance aux dames. Il requiert avant tout de la patience. »
De la patience, il en faut encore à celui qui n’a pas encore trouvé de succession. « Le problème est que, de nos jours, chacun souhaite s’exprimer. Prendre la suite d’un atelier qui a un demi-siècle demande de perpétuer des traditions — c’est le plus difficile pour les jeunes », déplore Lee Miller, qui citera sans le nommer Graham Ebner, artisan de bottes de cowboy aux 11 400 followers sur Instagram au slogan équivoque : « really nice — really expensive » (« très joli, très cher »).
Beyoncé aidera-t-elle Lee Miller à trouver chaussure à son pied ?
L’art de la botte de cowboy, tel que Lee Miller le conçoit, n’est pas figé dans le passé. Malgré son rejet de la modernité technique — il dessine tout à la main, n’utilise ni ordinateur ni machines sophistiquées —, l’artisan admet néanmoins la puissance de la mode et y voit peut-être une chance de salut.
Beyoncé a sorti en 2023 un album de musique country. La série Yellowstone, couronnée de huit Emmy Awards, se déroulait dans un ranch du Montana ; Westworld (neuf Emmys) voyait sa première saison campée dans le Far West. Le « cowboycore » était de tous les défilés de mars dernier. Yeeha!
Mais dans cet avenir où toute mode est sujette à se démoder, où se positionnent les Miller ? Tout dépendra de leur capacité à transmettre — puisque ce ne sont pas les commandes qui manquent.
Texas Traditions
2222 College Avenue, Austin
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