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Moins « sexy » que les icônes du design résidentiel, le contract et le mobilier de bureau ne constituent pas moins l’épine dorsale de la profession. Au sens propre, puisque l’ergonomie est, depuis les années 70, convoquée en préalable à toute création de siège innovant. Et au sens figuré, puisque, sans leur division contract, les éditeurs de design les plus respectés, tels Vitra, Knoll ou Cassina, ne pourraient pas survivre financièrement. Dans un écosystème mondial balisé par la tertiarisation et par les nouveaux scénarios disruptifs de modes de vie/travail, un arrêt sur image sur cette face méconnue du design nous a semblé une excellente façon de commencer 2016.
A Taxonomy of Office Chairs. Non pas une exposition de Sophie Calle, ni même une erreur dans le titre d’un traité de botanique de Linné, mais bien le premier livre exclusivement consacré aux sièges de bureau (Phaidon, 2011). Un signe. L’auteur, qui n’est autre que le designer américain Jonathan Olivares, a été soutenu dans ce projet encyclopédique par le directeur du design de Knoll, Benjamin Pardo. L’ouvrage emprunte donc à la science à la fois le titre – le terme « taxonomie » étant employé habituellement pour définir la classification des espèces vivantes – et le principe, visuel, de dissection des objets étudiés. Au total, 130 chaises de bureau, datant de 1840 au début des années 2000, y sont présentées. On est alors frappé de voir combien peu d’entre elles sont passées à la postérité, et combien science et design sont liés depuis toujours. La preuve ? Charles Darwin avait conçu lui-même, dans les années 1840, la première chaise à roulettes répertoriée à ce jour et s’en servait de véhicule pour aller examiner les spécimens répartis un peu partout dans son laboratoire. Une mobilité devenue plus qu’essentielle pour le design : il en va du bien-être des employés et, par conséquent, de leur productivité. Impossible d’ailleurs d’imaginer un fauteuil de bureau qui ne puisse pas pivoter, qu’il s’agisse d’une version cannée de Thonet datant du début du XIXe siècle, de l’Aluminum Group des Eames (Herman Miller, Vitra), ou de l’Aeron Chair (Herman Miller), la Rolls du siège de bureau ergonomique et guest-star de tous les films sur Wall Street des années 90. C’est George Nelson, mythique directeur du design de la firme américaine Herman Miller, qui a jeté les bases du bureau moderne au début des années 60 avec le projet Action Office I, développé conjointement avec Robert Propst chez Herman Miller. Un flop commercial à l’époque, mais un modèle de référence dans la conception qui s’appuie alors sur des études comportementales et promeut la mobilité. « Action ! » Un mot d’ordre qui pourrait passer aisément pour le slogan publicitaire d’une marque de baskets. Rien de surprenant, donc, à ce que les sièges de bureau contemporains ciblant le home office cher aux télétravailleurs et autres free lance s’habillent, eux aussi, de résilles 3D fluo, à l’instar de Sayl (Yves Behar pour Herman Miller) ou Uffici (Nitzan Cohen pour Mattiazzi). Action aussi avec les tables réglables en hauteur permettant de travailler debout, couplées ou non à des plates-formes d’exercice pouvant discrètement se glisser dessous (Sit-to-Walkstation, Steelcase ; planche de surf gonflable Wurf Board sur Kickstarter). Et le toboggan permettant d’accéder à la cantine (farm to table, bien sûr !) de Google Zurich reste toujours aussi « aspirationnel » chez les geeks qui sont, eux, généralement assis sur du Ikea. Dans la Silicon Valley comme dans les cafés des quartiers bobo de New York, de Londres ou de Paris où l’on travaille avec portable et connexion Internet, la tendance est en revanche aux sièges de récup en bois et métal (esprit Prouvé, es-tu là ?). Un style vintage sobre auquel font écho les modèles Uncino (Ronan & Erwan Bouroullec pour Mattiazzi) ou Rival (Konstantin Grcic pour Artek). Des sièges sûrement moins confortables, mais qui répondent néanmoins à de vraies préoccupations bien-être si l’on en croit Jasper Morrison qui affirmait, en avril dernier : « Je déteste les sièges de bureau. Quand j’en vois un, j’ai instantanément mal au dos. Je ne suis absolument pas convaincu de leur utilité. Je pense qu’il vaut sans doute mieux s’imposer la discipline de rester assis sur une chaise plus ferme, et se lever plus souvent. » Une idée mise en abyme par l’installation Workoutcomputer de Bless, présentée à la deuxième édition de la Biennale du design d’Istanbul : en remplaçant les touches de clavier d’ordinateur par des punching-balls en cuir interagissant par un système de capteurs de mouvements avec l’écran, le duo de designers berlinoises impose de faire un réel effort physique pour taper le moindre mot et remet au passage en question la traditionnelle division travail-loisirs.