Le paysage de la dissuasion nucléaire française a bien changé. Fini, les atolls et les lagons polynésiens, désertés depuis l’interdiction des essais en 1996. Désormais, c’est dans la pinède girondine qu’on vérifie l’efficacité de la bombe atomique made in France. Ici, à une trentaine de kilomètres au sud de Bordeaux, l’avenir de la force de frappe nationale se joue sans aucun risque pour la nature et les populations environnantes. La puissance de cette arme fatale est aujourd’hui simulée in vitro, dans le secret du Centre d’études scientifiques et techniques d’Aquitaine (Cesta), un site de la Direction des applications militaires (DAM) et du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA). L’énergie des lasers a remplacé celle des explosifs. On la déclenche d’un simple clic de souris depuis une salle de contrôle, où des physiciens sont rivés sur des écrans d’ordinateurs. Rien de spectaculaire. Et pourtant, explique Vincenzo Salvetti, directeur des armes nucléaires au CEA, « ces expériences de physique en laboratoire reproduisent les conditions de pression et de température rencontrées dans les armes atomiques ou dans les étoiles ». Une puissance inouïe, mais tirée sur une cible millimétrique pendant moins d’un milliardième de seconde. Les seules retombées de ces tirs sont des flots de données envoyées dans le supercalculateur du CEA, dans l’Essonne, pour y être décortiquées et analysées. Pour obtenir ces explosions nucléaires en miniature, il a fallu construire une gigantesque « usine à lasers » de très grande énergie, nommée Laser Mégajoule (LMJ). Le bâtiment, gris et massif comme un bunker géant, mesure 300 mètres de long pour 100 de large et 50 de haut. A l’intérieur, quatre halls convergent vers un bâtiment central. Ils contiennent 22 chaînes laser de 100 mètres de longueur, dont chacune peut produire huit faisceaux lasers. Dans ces gaines parallélépipédiques de 2 mètres sur 2, une série d’amplificateurs permet de doper les rayons de lumière au cours de leurs deux allers-retours. De faible puissance, au départ, le laser atteint 15 000 mégajoules à l’arrivée, dans la chambre d’expériences. C’est le cœur du dispositif : une boule de dix mètres de diamètre enveloppée d’aluminium et d’une carapace de béton de deux mètres d’épaisseur et pesant 300 tonnes. Avant d’y pénétrer, le rayon laser passe dans une série de lentilles et de miroirs pour gagner encore en intensité et se muer de l’infrarouge à l’ultraviolet. Une fois à l’intérieur, dans un vide absolu, il n’est plus qu’un filet ténu visant la cible placée au centre. Celle-ci, de forme et de variété différentes selon les expériences souhaitées, est un microsystème qui, après avoir reçu l’énergie du LMJ, reproduit, le temps d’une nanoseconde, voire d’une picoseconde, les phénomènes existant dans les armes. Lorsque les 176 faisceaux lasers du LMJ seront opérationnels, l’installation pourrait produire vingt mégajoules en énergie de fusion. On n’en est pas encore là : le LMJ a commencé à fonctionner fin 2014, avec une première chaîne de huit lasers, mais il faudra de trois à dix ans pour obtenir le plein rendement de l’équipement. Les autres chaînes laser seront mises en action progressivement : « Il n’y a pas d’échéances précises, affirme Jean-Pierre Giannini, le directeur du Cesta. Cela dépendra des besoins exprimés par les militaires. » Et aussi, sans doute, de l’évolution des budgets de l’Etat, car l’aventure scientifique de la simulation est coûteuse : déjà environ 3 milliards d’euros sur vingt ans. Le budget global du programme Simulation, dont le LMJ est le maillon essentiel, pourrait atteindre près de 7 milliards.
Garantir la sécurité des armes existantes
Faut-il investir autant dans la dissuasion, donc dans la fabrication d’armes de destruction massive ? Telle a été la première critique des opposants au projet, notamment des pacifistes. L’objectif, répond Vincenzo Salvetti, n’est pas de fabriquer de nouvelles armes nucléaires, mais de « garantir la sécurité et la fiabilité des armes de dissuasion existantes en l’absence d’essais nucléaires nouveaux ». Le stock nucléaire français est d’environ 300 ogives, qu’il est nécessaire d’entretenir et de renouveler car leur durée de vie n’est pas sans limite : certains matériaux vieillissent, et le plutonium contenu dans les bombes a tendance à se dégrader. La simulation devrait permettre de s’assurer que les têtes renouvelées seront aussi sûres que les précédentes… Bien que d’inspiration et de nature militaires, le LMJ représente un enjeu plus vaste, avec d’importantes retombées industrielles et scientifiques. Grâce à cinquante ans d’expérience dans le domaine, la Direction des applications militaires du CEA est l’un des rares organismes au monde à disposer de l’expertise et des moyens indispensables à la conception des lasers de très grande énergie. Pour la réalisation du LMJ, elle a pu s’appuyer sur des industriels à 95 % français, des géants comme Thales ou Airbus, mais aussi sur une myriade de PME très pointues (SEIV, Alsyom, Cilas, Sodern, etc). Au total, plus de 1 000 entreprises ont participé au projet LMJ, dont la construction a généré en moyenne 700 emplois industriels par an, et dont l’exploitation devrait créer 200 emplois pérennes hors CEA. Dans le sillage du projet LMJ, un pôle de compétitivité, intitulé Route des lasers, a été lancé en 2005 pour développer des transferts de technologies dans le domaine des applications industrielles des lasers. Il compte aujourd’hui 75 entreprises et 700 chercheurs, et près de 1 400 emplois industriels directs auraient été créés. Et l’installation proprement dite du LMJ n’est pas réservée aux seules recherches militaires. « Plus de 20 % du temps d’utilisation seront disponibles pour la communauté académique », précise Jean-Pierre Giannini. De plus, une chaîne d’amplification laser à vocation strictement civile, appelée Petal, vient d’être inaugurée dans le bâtiment. Ce faisceau est encore plus puissant que les autres et il pourra être prochainement couplé au LMJ, donnant ainsi à la communauté scientifique un outil d’une qualité encore inédite.