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Encore peu connu dans l’Hexagone il y a dix ans, ce fromage italien à pâte fraîche filée, né dans les Pouilles au cours des années 30, a conquis le cœur des Français, qui ironiquement figurent parmi les plus grands consommateurs au monde. Mais pourquoi cette passion démesurée pour la burrata ?
Pour un Italien qui visite Paris, c’est assez bizarre de la voir partout. Elle est présente à toutes les sauces, à la carte de presque chaque bistrot et sur les étals des épiceries et fromageries. Lors d’un dîner au restaurant, à une table de plusieurs personnes, il y a forcément quelqu’un qui commande en entrée ou en accompagnement, sur une pizza ou des pâtes. C’est la burrata, ce fromage italien au cœur crémeux originaire de Pouilles, plus précisément de la ville d’Andria, qui selon l’Istat rapporte aujourd’hui un chiffre d’affaires de 56 millions d’euros par an et qui a récemment conquis la troisième place dans le classement des fromages les plus bons du monde, selon le guide Taste Atlas.
Les Français seront forcément d’accord avec cet énoncé. Les chiffres d’Assolatte, association qui représente les entreprises italiennes du secteur laitier, laissent penser que personne au monde ne consomme autant de burrata que les Français. L’Hexagone est de loin le premier marché étranger de la burrata italienne, puisqu’elle s’accapare 31% de l’export. Pour faire court, une burrata sur trois partant d’Italie atterrit dans une assiette française. En 2022, 21 160 tonnes ont été exportées vers la France, pour un chiffre d’affaires de 95,5 millions d’euros.
Et ce n’est pas un hasard si la France détient aussi 42% de l’export des produits laitiers de la province de Barletta-Andria-Trani, d’où la burrata est originaire. Cet amour témoigne d’un intérêt de plus en plus croissant pour les fromages transalpins – dont l’importation a augmenté de 12% en 2022, toujours selon Assolatte. D’ailleurs, les Français ont été choqués d’apprendre, il y a quelques mois, que cette année pour la première fois les ventes de mozzarella ont dépassé celles du camembert. Une hérésie quand on connaît les traditions fromagères de l’Hexagone.
Mais la burrata, dont le nom lui a été attribué probablement pour rappeler le goût « beurré » de son cœur savoureux – est un cas exceptionnel. Elle est née dans les années 30 d’une intuition du maître fromager Lorenzo Bianchino. L’histoire raconte qu’il a créé une sorte de sachet protecteur faite de la même pâte que la mozzarella, puis farci de celle qu’il avait effilochée. Ce à quoi il a ajouté de la crème de vache, pour mieux conserver et transporter ses produits laitiers pendant une forte chute de neige qui avait frappé la Murgia et Andria. En France, la burrata était inconnue du grand public il y a dix ans. Depuis, elle a réussi à faire consensus. Au cours des cinq dernières années, les recherches Google pour le mot “burrata” dans le pays se sont multipliées, jusqu’à atteindre leur apex en 2022.
À Paris, il existe désormais des ateliers pour apprendre aux gens à la produire eux-mêmes. Comme à la fromagerie Nanina, située Rue Basfroi et spécialisée dans la mozzarella de bufflonne, où entre 6 et 10 personnes réservent un cours chaque jour. En quoi consiste le processus ? Le caillé, réalisé à partir du lait, est immergé dans l’eau chaude à 85-90 degrés, et travaillé jusqu’à obtenir la pâte filée, une masse souple et élastique, qui grâce à un travail manuel prend la forme d’un petit sac. Celui-ci est ensuite rempli de pâte filée effilochée à la main et de crème (la stracciatella). Le tout est scellé avec de l’eau bouillante et attachée au niveau du « cou».
Chez Ottanta, un atelier artisanal créé en 2015 qui compte aujourd’hui 100 clients fixes pendant l’hiver et 200 autres environ pendant l’été, on vend jusqu’à 1500 boules par jour, ce qui en fait un des plus grands producteurs de France. Sa fondatrice Sara Lacomba, une Italienne originaire des Pouilles, produit ses fromages à partir de matières premières bio dans les Yvelines. Car contrairement à ce que l’on peut penser, la burrata n’est pas uniquement produite dans les Pouilles, malgré le fait qu’elle ait obtenu en 2017 la reconnaissance de produit IGP (Indication Géographique Protégée).
En Europe et en France, depuis quelques années la production locale a gagné du terrain, poussée par l’intuition d’une génération d’apuliens qui ont trouvé le moyen de reproduire le savoir-faire de leur région tout en utilisant du lait de qualité venu d’ailleurs. Selon Sara Lacomba la burrata hexagonale est celle qui offre une meilleure qualité. “Au début de mon projet, lors de tests, je me suis vite rendue compte que l’importation avait trop d’influence sur la qualité des burratas, même les plus bonnes – explique-t-elle. À cause de ses caractéristiques, ce produit n’a pas intérêt à être consommé après deux jours. Je fais souvent le lien avec la baguette : on peut la manger deux jours après, mais elle ne sera pas du tout incroyable”. Bien sûr, lorsque la production est différente, cela se reflète dans le goût, notamment celui de la stracciatella, au cœur du produit. En Italie, pour l’obtenir on utilise de la crème de cuisine. En France, on utilise plutôt de la crème fraîche, qui est épaissie avec des ferments naturels, ce qui rend la burrata plus acidulée.
Dans les deux cas, dans l’Hexagone la burrata bénéficie d’un engouement démesuré pour plusieurs raisons. “La première, c’est la grande passion de la France pour la nourriture italienne – détaille Sara Lacomba. La deuxième, c’est la présence de la crème, dont les Français sont passionnés. Pour le consommateur français, la burrata est un produit assez opulent pour être apprécié, mais en même temps assez équilibré au niveau des nutriments – elle a beaucoup moins de gras, par exemple, qu’un camembert rôti – pour être mangé sans se sentir coupable”.
Sans oublier les avantages pour les restaurateurs. Selon la patronne de Ottanta, “la burrata est un produit miraculeux pour les propriétaires des restaurants, parce que les clients l’apprécient et parce qu‘une seule unité est payée entre 80 centimes et deux euros, pour être revendue à 12, 14 ou même 16 euros”. Camille Fourmont, à la tête de Olga et de La Buvette, est d’accord. Chez Olga, elle a utilisé la burrata pour la première fois dans un sandwich pour remplacer le beurre salé et aujourd’hui c’est le produit le plus demandé. A La Buvette, elle en vend au moins dix par jour. “Je ne suis pas la plus grande fan de la burrata. Mais c’est une base assez neutre pour créer des combinaisons très intéressantes et c’est même aimé par les gens qui n’adorent pas le fromage. Quand il n’y en a pas, les clients veulent toujours savoir pourquoi”, assure-t-elle.
On peut parler d’un rapport amour-haine, entre la burrata et les restaurateurs, qui se sentent presque obligés de la mettre à la carte pour faire face à la forte demande des clients. Clara Vucher, titulaire de la sandwicherie à l’empreinte végétarienne Midi 37 installée à Toulouse, fait résistance. “Tout d’abord, à Toulouse les tendances sont moins marquées qu’à Paris. Certes, les sandwiches avec de la burrata seraient un succès. Mais je refuse de faire des choix pour suivre la mode du moment, ça ne correspond pas à ma vision de la cuisine. Et je ne trouve pas qu’elle soit un produit intéressant au niveau du goût”, précise-t-elle.
Quoi qu’on en dise, les chiffres relatifs à l’export montrent que la consommation augmente dans tout le pays. Le revers de la médaille, c’est que le gâchis grandit aussi. “Entrevoyant le profit derrière la demande française croissante, les fermes laitières ont augmenté la production destinée aux grossistes ces dernières années – détaille Sara Lacomba. En conséquence, le marché a été inondé de burratas médiocres, même dans les Pouilles. Ma mère, qui vit là bas, s’en plaint depuis des années”. Un exemple de ce déclin : en juillet 2022, 18 lots de burrata de la marque Giovanni Ferrari soupçonnés de contenir la listeria monocytogenes ont été rappelés dans une dizaine de supermarchés français. Tout ce qui brille n’est pas d’or.
L.P.
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