The Good Business
Depuis plus de 20 ans, le protégé du regretté Steve Jobs officie comme maître incontournable de la création d’Apple. Bien qu’inconnu du grand public, Jony Ive est l’un des artisans clés de ce succès planétaire, et demeure la clé de voûte de sa stratégie à venir. Portrait d’un virtuose du design.
Un héros très discret
Sur la page des portraits des dirigeants d’Apple, tout le monde sourit. Tous sauf un : Jonathan Ive. Crâne rasé, T-shirt sobre, le chef du design de la marque à la pomme croquée affiche un regard lointain, entre gravité et indifférence. Pourtant, depuis plus de vingt ans, c’est bien cet Anglais de 49 ans, « Jony » pour les intimes, qui est à la tête du sigle mythique « Designed by Apple in California », aujourd’hui célébré dans un livre de photographies. L’occasion d’en apprendre un peu plus sur cet homme de l’ombre ? Pas tout à fait. « Bien qu’il s’agisse d’un livre sur le design, il ne se focalise ni sur l’équipe de design, ni sur le processus créatif, ni sur le développement des produits, explique l’intéressé. C’est une représentation objective de notre travail qui, paradoxalement, définit notre identité. Il décrit notre façon de travailler, nos valeurs, nos préoccupations et nos objectifs. »
Sous ses airs de ne pas y toucher, c’est pourtant bien à ce chantre du design que l’on doit les iconiques iMac, MacBook, iPod, iPhone, iPad ou Apple Watch, les pièces maîtresses de l’incroyable success story Apple. Mais Jony Ive aime se faire discret. Depuis son entrée chez la pomme en 1992, il donne des interviews au compte-goutte et ne fait que de très rares apparitions publiques. « Je suis timide », glisse-t-il au New Yorker. Faut-il y voir un rompu à la tyrannie de son mentor Steve Jobs ? Ou une manière de ne pas influencer le cours de Bourse d’une société valorisée à plus de 593 milliards de dollars ? « Je préfère me concentrer sur le boulot que j’ai à faire, et je pense qu’en affirmant cela, j’en dis beaucoup plus que de longs discours », rétorque ce rationnel, qu’on croirait tout droit sorti de l’environnement épuré d’une pub Apple.
Du micro-onde à l’iMac
Il faut parcourir sa biographie non officielle – « Le génial designer d’Apple » du journaliste Leander Kahney (@LKahney) – pour trouver un peu d’épaisseur à ce personnage qui démarre chaque journée par un expresso et ne roule qu’en voiture de luxe. Fils d’un orfèvre qui enseignait le design dans les écoles britanniques, Jonathan Ive grandit dans une banlieue middle class de Londres.
Après des études de design industriel à Newcastle, il se lance sans conviction dans le design de micro-ondes et autres brosses à dents pour l’agence Tangerine. C’est seulement sur son temps libre qu’il se met à imaginer l’inimaginable : un prototype d’ordinateur plat sous forme de tablette, doté d’un stylet. Le premier Ipad est né !
Une rencontre décisive avec le Pape du design industriel
Ce concept séduit particulièrement Robert Brunner, actuel patron de l’agence Ammunition et pape du design industriel, qu’il rencontre lors d’un voyage à San Francisco en 1989. Brunner va alors tout faire pour attirer le talent anglais dans l’entreprise d’informatique sur le déclin qu’il vient de rejoindre, Apple. Il va même jusqu’à confier la création du premier ordinateur portable de la marque à l’agence Tangerine. D’abord réticent à l’idée de quitter son Angleterre natale, Jonathan Ive se laisse finalement convaincre au printemps 1992 par « l’absence totale de cynisme et de scepticisme » de la Silicon Valley, alors que les conservateurs se maintiennent encore et toujours au pouvoir en Grande-Bretagne.
Des premiers pas hésitants … à la rencontre avec « the boss »
Sauf que travailler pour la pomme n’est alors pas toujours excitant. En 1996, alors qu’Ive planche sur une nouvelle version du Newton (un assistant personnel préfigurant l’iPad), il confie à l’un de ses anciens associés venu lui rendre visite être « découragé » par le fonctionnement de l’entreprise. C’est seulement en 1997, date à laquelle Steve Jobs, le fondateur licencié, signe son grand retour, que le designer va reprendre des couleurs. « On se comprenait sur tout, raconte l’Anglais au New Yorker. Ça nous mettait mal à l’aise : ni lui ni moi n’étions habitués à ce que ça colle comme ça avec une autre personne ». Le soir même de leur première rencontre, le nouveau patron lui confie le soin de concevoir son idée phare : l’iMac, premier ordinateur tout-en-un où l’unité centrale est dissimulée dans l’écran. Jonathan Ive accouche d’un élégant écran arrondi en plastique bleu indigo. Une révolution, à un moment où tous les ordinateurs sont conçus en deux parties et ne sont proposés qu’en beige. Premier carton pour la marque, qui en écoulera plus de 800.000 en quelques mois, signant son grand retour sur le devant de la scène.
La naissance d’une icône
Quelques dizaines d’ordinateurs plus tard, les 19 personnes du studio de design dirigé par Jonathan Ive s’imposent comme centrales dans le processus de conception de nouveaux produits avec la sortie de l’iPod. Le baladeur à la façade lisse et la molette tactile tranche avec tout ce que propose le marché, le grand public est conquis.
Trois ans plus tard, le couple sacré frappe une nouvelle fois avec l’iPhone, LE téléphone iconique, désormais vendu à plus de 200 millions d’unités chaque année partout dans le monde. La clé du succès ? La simplicité, selon le designer. Celle-ci « n’est pas l’absence de désordre » mais « la conséquence de la simplicité », prophétise-t-il au Telegraph.
Cinq ans après la mort de son mentor et « ami le plus fidèle », Jonathan Ive a été promu numéro 2 de l’entreprise, derrière le PDG-gestionnaire Tim Cook. Bien que son objectif « ne soit pas de faire de l’argent », il est assis sur une fortune estimée à 130 milliards de dollars.
Discours de Jonathan Ive lors de l'hommage à Steve Jobs en 2011
« Designed by Apple in California », livre de photographies d’Andrew Zuckerman, 300 pages, éd. Apple, à partir de 199 euros