The Good Business
Une commune de 20 000 âmes travaillant la soie devenue le fief d’un géant de l’automobile, jusqu’à ne faire plus qu’un avec lui. Le secret de Toyota ? Un modèle de production basé sur une idée originale : penser à l’envers !
De larges avenues bordées de verdure. D’immenses bâtiments à l’architecture moderne et lisse. Un pont futuriste côtoyant un stade de 45 000 places, duo dessiné par l’architecte Kisho Kurokawa et devenu l’emblème des lieux. A Toyota City, le Japon, généralement si dense et étriqué, prend soudain des airs d’Amérique. C’est là, sur les anciennes terres agricoles de la préfecture d’Aichi, à deux pas de la mégapole de Nagoya, que le constructeur automobile éponyme est né, puis a prospéré, jusqu’à dominer la scène internationale de 2008 à 2015.
Aujourd’hui rétrogradé au troisième rang mondial, Toyota produit chaque année plus de 10 millions de véhicules à travers 63 sites dispersés sur la planète – dont un en France, à Valenciennes. Il reste la première entreprise du Japon et, à 250 kilomètres au sud de Tokyo, elle règne au cœur d’une cité-empire construite à son image. Toyota la ville et Toyota l’entreprise sont étroitement mêlées. Autrefois, le bourg de 20 000 âmes s’appelait Koromo et produisait de la soie. Puis, au lendemain de la grande dépression, les activités déclinent et le maire, Juichi Nakamura, choisit d’aider Kiichiro Toyoda, fils d’un industriel local spécialisé dans les métiers à tisser, à fonder, en 1937, la Toyota Motor Corporation.
« C’est lui qui a facilité son implantation en négociant de nombreux terrains avec les propriétaires », rappelle Yoshitaka Yasukawa, 37 ans, jeune porte-parole de la commune. « Sans cette coopération, notre entreprise n’aurait pas vu le jour », confirme Ryota Uematsu, 53 ans, responsable chez Toyota des relations avec la ville. Après des difficultés dans l’après-guerre, le toyotisme triomphe, les usines se multiplient. Koromo s’étend en grignotant les communes alentour, jusqu’à prendre, en 1959, le nom de son employeur principal pour mieux en refléter l’importance. A une nuance près : Toyota, la ville, s’écrit avec les mêmes kanji (ou idéogrammes) que le père fondateur ; Toyota, l’entreprise, adopte les katakanas, cet alphabet syllabaire réservé aux mots étrangers – le « da » étant devenu « ta » pour des facilités d’écriture.
Au-delà de cette subtilité orthographique, la symbiose est parfaite. Avec 424 970 habitants, Toyota City est plutôt masculine (221 909) et relativement jeune (64 % d’actifs entre 15 et 64 ans), à l’image des ouvriers sur les chaînes d’assemblage. Elle totalise 860 usines, dont 357 dans le secteur automobile, qui emploient 90 132 personnes – dont 50 000 pour Toyota. L’automobile représente donc une manne sans précédent pour la municipalité, tout comme une forte dépendance financière. « Les taxes sur les entreprises rapportent plus de 40 milliards de yens (310 millions d’euros), c’est une somme incroyable ! reconnaît Yoshitaka Yasukawa. Avec la chute de la banque Lehman Brothers en 2008 et la crise financière mondiale qui a suivi, ce chiffre a diminué de 96 %, jusqu’à tomber à 2 milliards. Heureusement, le maire avait mis de côté et nous n’avons jamais été déficitaires. »
Le toyotisme à l’oeuvre
Dans l’un des vastes musées à la gloire de la firme, le Toyota Kaikan Museum, Jean-Yves Jault, 48 ans, circule autour des véhicules rutilants. Fines barbe et lunettes, ce fils d’employé de chez Peugeot et porte-parole de Toyota débute la visite en énumérant les grands principes de l’entreprise : le « Kaizen », l’amélioration continue, le « Genchi Genbutsu », l’étude des choses in situ et non dans des bureaux… Mais l’idée de génie fut de « penser à l’envers », comme le recommandait Taiichi Ohno, l’ingénieur en chef qui a fondé le système Toyota.
Le taylorisme et le fordisme, méthodes américaines de production de masse, réduisaient les coûts en produisant de grandes quantités avec peu de variété ? Le Japonais, lui, opte pour de petites séries de nombreux modèles différents et fait des gains de productivité en chassant les stocks. C’est le « juste à temps » – kanban, en japonais. « Vous ne produisez quelque chose que lorsque le processus suivant le demande », résume Jean-Pierre Jault. A la sortie du musée, des bus partent pour des visites d’usines. Les bâtiments gris défilent à travers les vitres. Une voix féminine énumère : l’ancien siège… le nouveau siège à 16 étages… le centre technique, où 8 000 ingénieurs conceptualisent les nouveaux modèles…
Puis le bus contourne un interminable hangar. Fondée en 1958, Motomachi est l’une des douze usines de Toyota dans la région. C’est la plus petite et, déjà, les chiffres donnent le vertige : un espace de 1 600 000 m2, 8 000 employés et 60 000 voitures fabriquées en 2017, dont la Lexus et la Mirai. A l’intérieur, dans un dédale de tuyaux, de câbles et de boîtes colorées, tout n’est qu’ordre, calme et efficacité. Les lignes d’assemblage avancent à douce allure, les hommes s’affairent sans une pause et sans un mot. « La vitesse de la ligne est déterminée par le nombre de véhicules qui doivent être produits, reprend la voix féminine. Des panneaux indicateurs, nommés “Andon”, renseignent sur les ennuis éventuels. »
A l’extérieur, la vie à Toyota City semble aussi méticuleusement organisée que ses usines automobiles. Il y a les maisons Toyota Home pour se loger, l’hôpital Toyota pour se soigner, Meglia ou les coopératives Toyota pour s’achalander – « En 1945, il n’y avait pas encore assez de commerces, juste des champs », justifie Ryota Uematsu. La liste des infrastructures de la ville est vite fastidieuse tant elle est répétitive : un luxueux et élégant Toyota Municipal Museum of Art ; une bibliothèque municipale Toyota de 12 500 m2 ; le centre sportif Sky Hall Toyota comprenant des terrains de basket, des dojos pour les arts martiaux, un mur d’escalade et des salles d’entraînement ; la salle de spectacle Toyota Concert Hall de plus de 1 000 places ; le Toyota Stadium, construit en 2001, devrait accueillir la Coupe du monde de rugby en 2019…
Des salariés gâtés
La firme au logo en trois ellipses est omniprésente. Les habitants ne semblent pas s’en plaindre. Tomoki Yoshida, 23 ans, a été recruté par Toyota il y a un peu plus d’un an. Originaire d’Hiroshima, il vit dans l’un des dortoirs mis à disposition par la firme. « Il y a ainsi de fortes relations entre les recrutés de la même année », dit-il. « Tout le monde vit au même rythme, enchaîne Chisato Yoshifuji, 38 ans, de Gifu. Les commerçants calent leurs horaires sur ceux de l’usine, on peut aller chez le coiffeur jusqu’à 2 heures du matin, car le dernier poste termine à minuit ! » Akiko Kita, 40 ans, originaire d’Osaka, tient à souligner que « c’est une ville agréable pour les femmes qui travaillent. Les garderies fonctionnent 24 heures sur 24 pour les enfants jusqu’à l’âge de 10 ans. Elles adoptent les mêmes vacances que Toyota, qui ne suit pas toujours le calendrier national et regroupe les jours fériés. »
Au pied du stade, à l’ombre d’un arbre, Shiho Hamano, 32 ans, observe ses deux enfants jouer dans la fraîcheur d’une fontaine. « Quand j’étais à l’école, tous les parents de mes camarades travaillaient dans l’automobile, raconte-t-elle. Mon père travaillait pour Toyota, mais mon mari est chauffeur de camion. Ce serait mieux s’il était lui aussi chez Toyota, il y a beaucoup d’avantages : les médecins et les médicaments sont gratuits jusqu’à 18 ans, une subvention est versée pour la scolarité, le salaire est élevé et l’emploi, stable ! »
Promotion des nouvelles énergies
Yoshitaka Yasukawa reçoit dans des locaux flambant neufs – et vides – au design élégant, dénommés Sentan. Ouvert dans le centre-ville en septembre 2017 et financé par Toyota, l’établissement cumule espace de coworking, fab-lab et salles de réunion. « Toyota City est composée à 70 % de forêts », souligne l’employé, qui veut reverdir le blason de sa commune. Mais il lâche dans la foulée : « Il y a toutefois trop de voitures et d’embouteillages… » A deux pas, Ecoful Town, fondée en 2009, veut donc promouvoir les nouvelles énergies pour « produire moins de C02 sans faire d’effort ». Sans bannir les quatre-roues qui font vivre la ville, le projet met l’accent sur la voiture partagée, avec le système de transport Ha:mo (harmonius mobility), et les véhicules plus écologiques.
Déjà au volant, Masayuki Kojima, 50 ans, vient d’y faire le plein d’électricité. « C’est gratuit mais long, une heure d’attente pour l’équivalent de 15 kilomètres ! » En face, Hisachika Kuroyanagi descend de sa Mirai étincelante. « Je connaissais ce projet de voiture à hydrogène car j’ai travaillé dans l’industrie automobile, je suis l’un des premiers à en avoir fait l’acquisition. » Le patron d’entreprise, qui a la coquetterie de ne pas dévoiler son âge, s’est offert ce cadeau ni bon marché ni pratique. « Je suis un peu inquiet quand je veux aller loin… » avoue celui qui a, par conséquent, une seconde voiture à la maison – une Toyota, bien sûr ! Même si elle se prépare aux nouveaux enjeux de la mobilité, la ville-entreprise n’est pas près d’en finir avec les voitures individuelles…