The Good Business
Sous le ciel du Rajasthan, la ville royale révèle ses palais des Mille et Une Nuits, ses rivières de diamants et ses bazars multicolores et animés. Dans l’ocre de ses murs, elle nous rappelle aussi la place du cosmos dans la culture indienne.
« Vous allez être riche, très riche », me dit dans un anglais hésitant le Dr. Kedar Sharma, habillé en kurta blanc impeccable. Je retiens un fou rire devant son sérieux. Assis dans un fauteuil en similicuir sous la lumière vert et blanc des néons, il continue : « Vous écrivez, n’est-ce pas ? Vous gagnerez beaucoup d’argent grâce à vos droits d’auteur. » Kedar Sharma est l’un des astrologues les plus réputés de Jaipur. Il aurait conseillé les grandes familles indiennes, dont Tata, Mittal et Birla. Un hobby qu’il a longtemps pratiqué en marge de son poste de professeur d’économie à l’université du Rajasthan. Désormais à la retraite, il fricote encore avec les planètes pour aider ses pairs, gratuitement, tient-il à préciser.
Je sursaute : le tue-mouche électrique vient d’avaler un insecte sous l’œil bienveillant du dieu Ganesh. « Je prédis le futur depuis l’âge de 10 ans, reprend l’astrologue comme pour me rassurer. C’est un don des dieux. » J’aimerais le croire. Nous nous sommes un peu arrangés quant à mon heure de naissance inconnue, base de tout thème astral. J’ai écrit puis caché mon nom et ma date de naissance sur une feuille de papier que je lui ai remise. Il s’est alors écrié triomphalement : « 6 h 55 et 17 secondes ! » Sa prédiction dépend donc de cette heure.
La curiosité vaut bien un autre avis. Au JanmPatrika Astrological Center, Jayant Jain a passé près de quarante ans à dialoguer avec le ciel. Il partage son local poussiéreux, figé dans le temps, avec le salon de beauté de sa femme. « L’astrologie, dit-il, c’est l’harmonie de l’homme dans l’univers. » Je lui donne ma prétendue heure de naissance et il se plonge dans un ouvrage aux pages déchirées, écornées ou parfois manquantes, témoin de nombreux destins. Il s’installe devant son ordinateur pré-Internet et le verdict tombe enfin. Le futur proche, cette fois, est plus gris.
Je regrette déjà ma venue, mais Jayant Jain me donne quelques remèdes : donner mes pièces en cuivre aux plus démunis et de la mie de pain aux fourmis… Voilà, 500 roupies (environ 6 euros) la lecture du thème astral, conseils inclus. En Inde, les hindous, et certains musulmans, s’en remettent au pouvoir céleste qui guide les grandes décisions de la vie, du mariage à l’achat d’une nouvelle voiture. Ici plus qu’ailleurs.
Jaipur, haut lieu de commerce et d’échanges
« Vous savez, reprend l’astrologue, Jaipur a été construite en fonction des astres. Vous remarquerez que la ville n’a pas connu d’orage, d’inondation ni de catastrophe naturelle majeure. » Jaipur, ville nouvelle du XVIIIe siècle, est née d’un rêve. Un rêve cartésien du maharadjah Jai Singh II (1688-1743), un érudit, féru d’astronomie et d’astrologie (les deux sciences se rejoignaient alors) et de mathématiques. Il lança d’abord la construction de l’observatoire Jantar Mantar, merveilleusement conservé, où l’heure solaire était calculée avec une précision de trois secondes.
La première pierre de la ville fut posée en 1727, conformément aux étoiles, dans une plaine à quelques kilomètres de la cité royale fortifiée d’Amber. Rien n’a été laissé au hasard. Les plans en damier de neuf cases suivent les textes sacrés du Vastu shastra, l’ancêtre du feng shui chinois. Autour du City Palace, les rues, toutes droites, sont hiérarchisées en fonction de leur largeur : 108, 54, 27 et 13,66 pieds. Tout cela, bien sûr, est presque impossible à voir de jour tant les rues fourmillent de vélos, de rickshaws, de voitures, de chiens, de vaches, de chevaux, de singes et de piétons. C’est ma balade dans l’aube naissante, à l’heure où la ville est encore endormie, que l’ordre rectiligne se révèle à moi. Dans cette ville flambant neuve, annonçant le début d’une ère nouvelle, les meilleurs artisans et orfèvres, les riches marchands, les propriétaires terriens et les banquiers, ainsi que les étudiants les plus prometteurs de toute l’Inde furent invités à s’installer.
Devenue capitale du Rajasthan, Jaipur est restée un haut lieu de commerce et d’échanges au fil des siècles. La Ville rose hante désormais un imaginaire collectif et, sur fond de Mille et Une Nuits, invite à des rêves de grandeurs, bercés par les marchands de sable et de poudres d’or et de diamants. Je quitte le centre-ville, sa poussière et ses odeurs, tantôt enivrantes tantôt éprouvantes, pour me rendre au centre culturel Jawahar Kala Kendra, appelé aussi JKK. Une exposition de céramiques, contemporaines, y est présentée, ce qui est plutôt rare en Inde.
Les lignes strictes du bâtiment dialoguent curieusement avec celles du centre que je viens de quitter.« L’architecte Charles Correa [1930-2015, NDLR] a apporté la modernité à Jaipur. Il a dessiné ce bâtiment dans les années 80 à la demande du gouvernement du Rajasthan. Il s’est inspiré des plans de la ville, et a donc construit neuf blocs, explique Anuradha Singh, la directrice générale adjointe du JKK. Charles Correa croyait en l’astronomie, en l’astrologie et aux mathématiques. Le bâtiment fait référence aux sciences. L’auditorium extérieur, par exemple, évoque les puits en escalier du Rajasthan. » Les lignes sont droites et l’ensemble est épuré et chaleureux.
Le lieu a longtemps vivoté, tombant en ruine, jusqu’à l’intervention de l’architecte lui-même auprès du gouvernement. Une nouvelle équipe de direction est alors arrivée et les travaux de rénovation ont débuté en 2015. L’ocre des murs contraste avec l’intérieur blanc, mais ouvert sur l’extérieur, de l’Indian Coffee House où je m’installe. Il y flotte un air étrange des années 50. Sans doute à cause des ventilateurs. Le temps semble s’étirer lentement, se perdant dans les méandres des pensées. Aux murs : des représentations des planètes et du cosmos. Tout autour de moi : des intellos et des amateurs d’art, des étudiants, des hipsters, et trois designers français cachés derrière un ordinateur. Je commande un thé et un toast.
Chaos polychromique
Une jeune femme s’installe à ma table, faute de place ailleurs. Elle est médecin dans un dispensaire à 150 km de là et s’arrête souvent ici pour déjeuner – ce n’est pas cher. Yogitha prône l’homéopathie, mais, dit-elle, en milieu rural, les patients y sont encore récalcitrants. Elle me propose gentiment de me déposer en ville. Quelle erreur ! A l’heure de pointe, nous sommes prises dans les embouteillages de cette ville de plus de trois millions d’habitants. Elle prend une tangente et je décide alors de poursuivre ma route en rickshaw. Nouvelle erreur ! Je me retrouve à l’arrêt total. Personne ne bouge, mais tous les chauffeurs se déchaînent allègrement sur leur Klaxon.
Qui n’y a pas perdu ses tympans, ou au moins ses nerfs? Le silence ferait peur comme le vide. Je fais le lien entre les deux et me rappelle les propos de l’artiste et designer Mark Prime, rencontré il y a quelques années à Bombay : « En Inde, l’utilisation de l’espace est paranoïaque. Les Indiens ont du mal avec “l’absence”. A l’une de mes expositions, j’ai laissé un mur entier blanc. Tout le monde me demandait pourquoi. Les Indiens n’ont pas l’habitude du vide. C’est sans doute dans leur culture. On vit avec toute la famille, jamais seul. Les murs blancs apparaissent comme quelque chose d’anormal. » A Jaipur aussi. Pas un centimètre n’est vide ou « neutre ». Les couleurs fusent de toute part. Et comme si le chaos polychromique des rues ne suffisait pas, la ville déroule dans ses vitrines (et sur les étals des trottoirs !) des pierres précieuses et semi-précieuses : émeraudes, grenats, jades, topazes, agates, rubis, améthystes, tourmalines, diamants… A en perdre la tête.
Jaipur est restée l’une des places les plus importantes pour la taille et le négoce des pierres. Près de 40 000 lapidaires travaillent encore ici. Des dynasties entières de familles perpétuent le savoir-faire de leurs ancêtres, à l’instar des Kasliwal. Depuis 1852, ils fournissent les têtes couronnées et les célébrités en pierres les plus pures. Ils ont grandi avec les maharadjahs, suivi leurs hauts et leurs bas, créant pour eux des bijoux extraordinaires et les revendant quand l’argent manquait. De tous, Munnu (décédé en 2012) devinait mieux que quiconque les désirs et imaginait des créations uniques mêlant l’art moghol et rajpoute et des accents contemporains et occidentaux.
C’est auprès de lui que la créatrice Marie-Hélène de Taillac a développé son style si raffiné et simple, maintes fois copié. Siddharth, le fils de Munnu, aujourd’hui copropriétaire du Gem Palace, explore d’autres voies en parallèle. Il a ouvert une maison d’hôtes sur un terrain familial. Il n’est pas le seul à prendre d’autres chemins. A quelques portes du Gem Palace se trouve le Gem Plaza (cela ne s’invente pas…) dont les deux frères ont inauguré le Gyan Museum en hommage à leur père, joaillier, gemmologue et collectionneur.
Aux portes de la ville, au-dessus de leur atelier, ils ont rassemblé une partie des 2 500 objets allant du XVIe siècle au début du XXIe siècle. « Nous savions que notre père était un collectionneur, mais nous n’avions aucune idée de l’importance de sa collection », avance l’un des fils. Le résultat est époustouflant. La mise en scène, d’abord : l’ambiance évoque un peu celle du film Bienvenue à Gattaca. Tout y est blanc, immaculé, du sol au plafond – sauf le dieu Ganesh. A l’étage, c’est une plongée dans la pénombre. Seuls les objets sont éclairés par un savant jeu de lumière : un jeu de cartes du XVIe siècle, un suzani du XIXe siècle, un collier de rubis de Birmanie de 650 carats…
Synonyme de fêtes et de glamour
Je rentre des étoiles plein les yeux au Sujan Rajmahal Palace, l’ancienne demeure royale transformée en hôtel de luxe. J’y croise les dernières têtes couronnées. Souriantes, dans leur cadre en argent, les photographies racontent un fragment de l’histoire de la ville. Il y a là le maharadjah Man Singh II, grand joueur de polo qui remporta la coupe d’or de Deauville en 1955, et sa dernière femme, la maharani Gayatri Devi, qui s’engagea en politique.
Et il y a l’actuel jeune et beau maharadjah de 20 ans, Padmanabh Singh, couronné à 13 ans, qui perpétue la tradition du polo. Il affiche un air effacé, doublé d’une certaine élégance. « Il a eu l’intelligence de remettre les grands bals au goût du jour, me dira plus tard un proche de la famille. Il a compris que c’était une façon de faire parler de sa ville et de la faire vivre. » Car Jaipur fut synonyme de fêtes et de glamour, comme le furent Venise ou Paris, qui accueillirent parmi les derniers grands bals, dans les années 50‑60.
Dormir au Sujan Rajmahal Palace, c’est rêver dans les chambres des grands, comme celle où dormit la reine Elisabeth II. L’hôtel, 13 chambres et pas plus, a gardé l’ambiance des vieilles maisons de famille. Les meubles craquent un peu et les portes se ferment encore avec une vraie clé. Le matin, j’entends les pas pressés du personnel qui s’affaire, les portes qui claquent et la musique qui résonne fort.
Au petit déjeuner, les Rajpoutes à la tête enturbannée de rose se fondent avec le papier peint rose fuchsia de la salle 51 Shades of Pink. Un couple de Japonais, très chic – elle a quelque chose de Maggie Cheung dans le film In the Mood for Love – y fait des photos pour leur compte Instagram. Ils font fabriquer leur marque de vêtements à Jaipur.
« Maggie Cheung » se tient maintenant sur l’escalier d’apparat. C’est l’un des rares à Jaipur. Ceux du City Palace, et même ceux du fort d’Amber, sont tous dérobés, souvent peu larges, comme pour cacher les secrets et les intrigues de la cour. A moins que ce ne soit typique de l’architecture moghole ou encore une exigence liée à l’alignement des astres. Tiens, il ne faut pas que j’oublie de vérifier mon heure de naissance une fois à Paris. Histoire de confirmer ma destinée.