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Quels sont les mécanismes de cette spéculation, qui en sont ces acteurs, quels sont les domaines les plus spéculatifs et existe-t-il des portes de sortie, pour que ceux bouteilles soient bues plutôt que revendues ?
En 2022, le retour sur investissement de certaines bouteilles de vin a été vingt fois plus élevé que celui du Livret A. En cause, une tendance spéculative s’apparentant au marché de l’art, où la rareté et la parole d’experts contribuent fortement à la flambée des prix. Investir dans le vin, une very good idée…
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Comprendre la spéculation dans le vin
Acheter une bouteille de vin le matin et la revendre l’après-midi vingt fois le prix à un Américain fortuné : c’est possible. Pour exemple, une bouteille de chardonnay 2016 du vigneron jurassien Pierre Overnoy vendue par le domaine une trentaine d’euros hors-taxe se revend 600€ sur le site Vins & Millésimes, soit une plus-value de 2000% pour le chanceux ayant eu accès audit flacon. Laquelle plus-value ne tombe malheureusement pas dans la poche du vigneron, mais dans celle du spéculateur, au cœur d’un marché où la flambée des prix s’apparente de plus en plus à celle du milieu de l’art.
La spéculation dans le vin suit les règles d’une microéconomie des plus basiques : un vin prendra de la valeur s’il est rare, produit en faible quantité, sur un micro-domaine ou parfois une unique parcelle, s’il est considéré comme particulièrement bon par les experts, et s’il fait des émules. Des phénomènes amplifiés par les réseaux sociaux entraînant un fort désir mimétique, mais aussi par des aléas climatiques de plus en plus rudes et fréquents, qui réduisent drastiquement la production des domaines viticoles (grêle, gel, maladies), et participent donc à la hausse des prix par effet de rareté.
Un commerce du vin éminemment mondialisé : une bouteille de Richard Leroy achetée au domaine sera livrée en 24 heures chrono en Asie via UPS Express, puis revendue au Mexique avant un passage par le Canada, pour être finalement rachetée par un angevin sur une place de marché française, lestée d’un zéro supplémentaire. Une hérésie, qui plus est pour un bien de consommation qui aura fait le tour du monde dans les pires conditions climatiques et sans aucune traçabilité. Et un flacon qui terminera sa vie en plein soleil dans un salon de Guangzhou ou sur la table en marbre d’un appartement haussmannien, érigé en trophée, sans évidemment ne jamais être bu.
Un retour sur investissement ving fois plus important que le livret A
Selon le site de revente en ligne Idealwine, le prix de vente moyen sur les 197 928 flacons vendus en 2022 a crû de 34 % par rapport à 2021 au global, et de 59% en Bourgogne, alors que votre livret A vous rapportera 3 % sur un an – la bouteille la plus chère ayant été adjugée à 34 000 € et le flacon le plus onéreux, une Impériale de Pétrus vendue 62 000 €.
Certaines régions sont plus en proie à la spéculation que d’autres, à commencer par le bordelais, le Rhône et la Bourgogne. Le lot le plus cher de l’année en 2022 (12 bouteilles de la Romanée-Conti, DRC) s’est vendu 84 320 € – alors qu’une bouteille du DRC s’achète moins de 1,000€ au domaine. A titre d’exemple, en septembre 2023, une bouteille de Corton-Charlemagne 2020 du DRC est vendue par le Domaine 503€ HT, et se revend sur Idealwine 6 602 €, à savoir treize fois le prix. Hors fiscalité, une plus-value de 1312 % réalisée en un clic.
En 2022, trois domaines caracolent en tête de peloton quant à l’envolée de leur prix : les domaines Rayas dans le Rhône, Bizot et Charles Lachaux en Bourgogne, suivi des domaines Auvenay, Rousseau, Roumier et Grange des Pères. A noter aussi, l’explosion du prix des champagnes (+ 42 %) et la forte spéculation sur les vins bio, biodynamiques et naturels, notamment concernant les domaines Selosse, Prieuré-Roch, Miroirs, Overnoy, Thierry Allemand et Jardins Esmeraldins, dont certaines bouteilles ont dépassé la barre des 1 000 € en 2022 sur le site Idealwine.
Alors pourquoi ne pas faire un saut au Domaine de la Romanée-Conti ou chez les Selosse acheter une caisse de six bouteilles et la revendre vingt fois plus chère sur un site de revente en ligne ? Car c’est impossible ! Ces bouteilles sont vendues par les domaines sur allocations aux meilleurs restaurants du monde, aux meilleurs cavistes, à quelques chanceux de la première heure ou à certains particuliers fortunés ayant montré patte blanche plusieurs années durant.
Alors, comment est-ce possible que ces bouteilles s’arrachent sur internet, qui plus est à prix stratosphérique ? Certains des acteurs cités plus haut, peu scrupuleux, revendent leurs bouteilles, favorisant de fait l’envolée des prix et l’avènement d’un marché noir, quitte à perdre leur allocation si le domaine les prend en flagrant délit.
Compte tenu des plus-values, mettre la main sur ces bouteilles attise les convoitises. Certains individus aux techniques bien rôdées parcourent l’Europe pour dénicher lesdites bouteilles chez les cavistes, restaurants, hôtels, clubs… D’autres, plus machiavéliques encore, utilisent des stratagèmes pointus : le sommelier d’un hôtel 5-étoiles sudiste nous soufflait l’autre jour la récurrence de couples commandant des bouteilles rares en chambre, en précisant de ne pas les déboucher… Afin de les revendre ensuite sur internet au prix d’un rognon sain sur le marché noir.
Comment lutter contre la spéculation dans le monde du vin ?
A première vue : lutter contre la spéculation dans le monde du vin est vain, dans un marché mondialisé au sein duquel le régulateur aura toujours un train de retard sur l’acteur.
Les vignerons sont érigés en stars et les domaines sont devenus des marques, le contenant de leurs bouteilles comptant d’ailleurs plus que le contenu. Ainsi, lors d’une visite récente au domaine de la Romanée-Conti, son propriétaire Aubert de Villaine nous répondait que ses bouteilles ne valaient rien sans l’étiquette, alors que nous nous étonnions de voir des palettes de nectars entreposées sans sécurité aucune à l’entrée du domaine. Lesquelles étiquettes, elles, siestant sûrement dans un coffre-fort ou tout simplement sous l’oreiller d’Aubert.
Néanmoins, la majorité des professionnels du vin agissent pour limiter la spéculation : les cavistes ne vendent qu’à des clients dont ils sont à peu près sûrs de l’honnêteté, nombreux sommeliers appliquent des coefficients raisonnables sur les flacons (voire ne les mettent pas sur carte et ne les proposent qu’à leurs clients fidèles), des vignerons ayant du stock abondent le marché en volume lorsque les prix décollent trop, d’autres intègrent sur leurs bouteilles des puces NFT (« non-fungible tokens ») permettant de suivre le parcours de vente et revente de la bouteille et donc de cibler leurs clients spéculateurs… Enfin, quelques-uns, soucieux d’avoir aussi leur part du gâteau, vendent directement leurs bouteilles aux places de marché, à prix déjà spéculatif.
En bref, si le combat pour boire de belles bouteilles à prix raisonnables n’est pas perdu, il est mal engagé, surtout compte tenu des aléas climatiques et de la réduction de la production. La folie est telle que la production de certains vignerons ayant travaillé dans des domaines prestigieux et spéculatifs, et n’ayant même pas produit leur premier millésime, est déjà vendue à l’étranger…
Un point positif tout de même ? Compte tenu du fait qu’il soit de plus en plus difficile de s’offrir une bouteille de bourgogne ou un grand cru classé bordelais, les amateurs se tournent vers d’autres régions, au sein desquelles la qualité des vins s’est largement accrue ces dernières années, à commencer par l’Alsace, la Loire, le Languedoc-Roussillon, le Beaujolais ou la Provence.
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