×
Interview exclusive : Carlos Tavares (PSA), pilote tout-terrain
Interview exclusive : Carlos Tavares (PSA), pilote tout-terrain
jchassagne

The Good Business

Interview exclusive : Carlos Tavares, pilote tout-terrain

The Good Business

A la tête de PSA depuis 2014, Carlos Tavares restera celui qui a évité une sortie de route définitive à la marque au lion. Ingénieur de formation, réputé pour sa gestion intraitable, ce Portugais de 62 ans a aussi démontré des qualités de stratège redoutable. Ainsi, la fusion en passe d’être conclue avec Fiat Chrysler Automobiles (FCA) lui doit beaucoup. Ce passionné de course automobile n’hésite pas à s’aventurer sur des pistes aux enjeux brûlants, à commencer par la transition énergétique à marche forcée de l’industrie. Homme rare dans les médias, il accorde à The Good Life une interview exclusive.

The Good Life : Nous allons attaquer par une question un peu frontale, en revenant sur un épisode particulier. On est en septembre 2017, au Salon automobile de Francfort. Lors d’une rencontre avec la presse, vous tenez le discours suivant : « Si on nous donne instruction de faire des véhicules électriques, il faut également que les administrations et les autorités assument la responsabilité scientifique. Parce que je ne voudrais pas que, dans trente ans, on ait découvert, les uns ou les autres, quelque chose qui n’est pas aussi beau que ça en a l’air. » Puis, deux ans plus tard, toujours à Francfort, nouvelle sortie de votre part, encore sur la voiture électrique : « Jusqu’à quand les citoyens européens se laisseront ils dicter par la pensée unique ce qui est bien ou mal ? » Forcément, ces saillies vous valent une réputation de partisan très modéré de l’électrification à grande enjambée de l’automobile. Or, dans les faits, on commence à le comprendre, voiture électrique n’est pas nécessairement synonyme d’automobile propre. Il y a l’impact carbone de la fabrication des composants, leur transport, le problème de recyclage des batteries, l’épuisement des métaux rares, sans parler de la source de l’énergie qui sert à recharger ces voitures… Alors, Carlos Tavares, quelle serait votre feuille de route pour se mettre sur le chemin d’une transition écologique réaliste en matière d’automobile ?

Carlos Tavares : Merci d’attaquer avec cette excellente question frontale. La mobilité est nécessaire à l’être humain parce qu’elle est associée à la liberté de mouvement. Si on l’en prive, il se révoltera. Mais, pour protéger ce besoin essentiel, cette liberté, il faut que la mobilité soit propre. Personne n’est en position, et certainement pas moi, de s’opposer à ce progrès inéluctable. La grande problématique du véhicule électrique, c’est qu’il a été dicté par les gouvernants comme une réaction violente à cette forme d’humiliation qu’a été la tricherie de l’un de nos concurrents allemands [l’affaire Volkswagen dite du « dieselgate », NDLR]. Elle a touché l’ensemble de la profession et pas uniquement celui considéré comme fautif. A cause de cette réaction très brutale, on est allé directement à la solution, plutôt que de s’arrêter à ce qu’il était nécessaire de faire pour que la mobilité reste propre. Dans la mesure où les objectifs CO2 ont été définis sur la base d’une prévision de montée en puissance des ventes de modèles électriques, j’en ai déduit que la technologie a été imposée par les pouvoirs publics. En tant que citoyen, je pense que ça représente un risque très important.

Sans vouloir faire injure à nos dirigeants, ce n’est pas dans les ministères qu’on va trouver l’expertise scientifique la plus pertinente pour arriver à une mobilité qui soit sûre, abordable et sans émissions. C’est comme si, demain, le choix d’un médicament était fait par l’Administration. Aujourd’hui, ça ne nous traverserait pas l’esprit tellement cela relève de spécialistes. Or, là, il y a eu une décision d’adoption d’une technologie par les pouvoirs publics.

« PSA est à la pointe sur la mobilité propre  »

Celle-ci présente d’énormes avantages, certes, mais elle n’a pas été pensée avec une approche à 360 degrés. S’il est vrai que, de la pédale à la roue, avec une électrique, il y a zéro émission, cela l’est-il encore lorsqu’on se penche sur le cycle de vie, comme vous l’avez précisé dans votre question ? C’est cette analyse qui va être, petit à petit, prise en compte par les différentes organisations non gouvernementales environnementales. Ce que j’ai souvent critiqué, c’est cette absence de vision globale qui relève aussi de la facilité d’usage de ce véhicule.

On pourrait parler de la densité des réseaux de recharge des batteries et de l’empreinte carbone de la fabrication des bornes, de l’extraction des métaux rares, de la production et du recyclage des batteries, et des recettes fiscales qui pèsent aujourd’hui sur les carburants et qu’il va falloir remplacer d’une manière ou d’une autre. Cette absence de perspective est d’autant plus dommageable que, par définition, la liberté de mouvement est un problème amené à être traité par une entité supranationale, tant cela touche de domaines. Il s’agit d’une coordination passionnante et stratégique avec des dimensions de gestion d’énergie et de ressources planétaires. Cela pourrait déboucher sur de nouvelles industries portées par de technologies innovantes.

C’est donc pour cela que je me suis toujours exprimé sur le sujet. Et vous pourrez observer une différence entre mon discours de citoyen européen passionné qui tire la sonnette d’alarme, et ce que je conduis dans mon entreprise. PSA est à la pointe sur la mobilité propre. Nous sommes actuellement les meilleurs en matière de réduction des émissions de CO2 du consortium automobile. Nous avons été capables d’anticiper, de développer et d’industrialiser, tout en protégeant la compétitivité de notre entreprise.

Carlos Tavares entre chez Renault en tant qu’ingénieur en 1981. En 2005 il devient directeur de Nissan pour la zone Amériques avant, six ans plus tard, d’être nommé directeur général délégué aux opérations, soit numéro 2 du groupe Renault, derrière Carlos Ghosn. En août 2013, faute de perspective pour devenir numéro 1, Tavares annonce son départ.
Carlos Tavares entre chez Renault en tant qu’ingénieur en 1981. En 2005 il devient directeur de Nissan pour la zone Amériques avant, six ans plus tard, d’être nommé directeur général délégué aux opérations, soit numéro 2 du groupe Renault, derrière Carlos Ghosn. En août 2013, faute de perspective pour devenir numéro 1, Tavares annonce son départ. marlene-awaad-bloomberg-getty-images

TGL : L’électrification ouvre la voie à l’arrivée de compétiteurs chinois redoutables à l’international. Des constructeurs inconnus chez nous ou presque (BYD, Beijing Automotive ou NIO) jouissent d’un avantage majeur avec une avance technologique établie et un savoir-faire solide sur les batteries et la chaîne de traction électrique. Et, de facto, ils ont dynamité ce qui était le frein des Chinois par le passé : la barrière écologique à l’entrée sur les marchés européens. Des consommateurs qui n’auraient jamais acheté chinois hier risquent logiquement d’y venir. Comment comptez-vous lutter ?

Carlos Tavares : Ce que vous dites est très juste. Dans notre modèle occidental, nous avons habitué les citoyens à une déconnexion entre le vote du dimanche et les conséquences économiques du lundi. On les a laissés croire qu’ils pouvaient s’affranchir de la rationalité qui existe entre les décisions politiques qu’ils prennent et ce que cela engendre, notamment dans leur vie au quotidien. Nous vivons dans un monde où, en bout de course, à tort ou à raison, le consommateur fera le choix dicté par son porte-monnaie.

L’organisation de notre société est basée sur une volonté d’exporter des biens à fort contenu technologique, et d’importer des biens meilleur marché que ceux que nous produisons nous-mêmes. Ceci a probablement amélioré les conditions de vie de millions de nos concitoyens, mais cela a débouché sur un certain nombre de dérives, et le point que vous évoquez va dans ce sens. Les constructeurs chinois d’automobiles électriques vont être plus compétitifs que nous dans l’esprit de certains, non pas dans le domaine technologique – nous avons les connaissances scientifiques et la maîtrise nécessaires –, mais dans le secteur économique, donc des prix.

« Nous observons que, pour que les citoyens achètent des véhicules électriques, il faut des subventions d’Etat considérables »

Aujourd’hui, la raison d’être du groupe PSA, c’est d’offrir une liberté de mouvement sûre, propre et abordable. Or, le constat est simple : une mobilité sûre, oui, nous avons la compétence et nous le démontrons tous les jours ; une mobilité propre, oui, nous avons une dizaine de modèles en vente, parfaitement performants, comme la Peugeot 208 électrique, l’Opel Corsa électrique ou la DS3 Crossback E-Tense ; un véhicule abordable, non, sur ce point, nous n’y sommes pas.

Nous observons que, pour que les citoyens achètent des véhicules électriques, il faut des subventions d’Etat considérables qui assurent le pontage – particulièrement dangereux – entre leur pouvoir d’achat et la technologie pour laquelle ces Etats ont opté. L’arrivée des concurrents asiatiques peut, certes, permettre d’en combler une partie, mais ensuite on dira qu’on a désindustrialisé l’Europe. Il y a donc une réflexion de fond à mener : jusqu’à quel point les consommateurs sont-ils prêts à aligner leurs décisions économiques du lundi sur leurs votes politiques du dimanche ? En l’état, cette déconnexion est un problème en Europe. Une nouvelle mobilité est possible, mais pas aussi abordable que la conventionnelle, sauf à accepter des restructurations d’une amplitude telle qu’elles provoqueront des drames sociaux.

Carlos Tavares et la réindustrialisation de l’Europe

Et c’est là que je dis : si nous voulons réindustrialiser l’Europe et ne pas être sous l’influence de cette concurrence que vous avez décrite, eh bien il va falloir payer plus cher, au moins à moyen terme, jusqu’à ce que les effets de volumes se fassent sentir. Et ce n’est pas une question de maîtrise technologique, nos ingénieurs sont au niveau, nous produisons déjà ces voitures ; cela tient au fait que la structure de notre entreprise, aujourd’hui, nous conduit à des coûts supérieurs à ceux pratiqués dans d’autres pays, notamment d’Asie.

Mais je ne suis pas pessimiste, nous sommes en train d’améliorer notre compétitivité à très grande vitesse pour arriver à ce dernier élément du trépied : la dimension abordable des véhicules zéro émission. Et je sais aussi que cela nous prendra environ cinq ans. Entre maintenant et 2025, nous allons vivre une période très difficile. D’ailleurs, il suffit de voir le nombre d’annonces faites par nos concurrents en matière de restructuration. Ils se préparent tous à cette réalité.

En avril 2014, Carlos Tavares prend la direction opérationnelle de la branche automobile de PSA, alors que le groupe est au bord de la faillite. En 2016, il annonce que son plan « Back in the Race » pour redresser PSA est achevé deux ans avant son échéance. En juillet 2020, trois ans après le rachat du constructeur allemand Opel à General Motors, on découvre l’annonce de Stellantis, nom de la nouvelle raison sociale de l’entité qui naîtra de la fusion entre PSA et FCA.
En avril 2014, Carlos Tavares prend la direction opérationnelle de la branche automobile de PSA, alors que le groupe est au bord de la faillite. En 2016, il annonce que son plan « Back in the Race » pour redresser PSA est achevé deux ans avant son échéance. En juillet 2020, trois ans après le rachat du constructeur allemand Opel à General Motors, on découvre l’annonce de Stellantis, nom de la nouvelle raison sociale de l’entité qui naîtra de la fusion entre PSA et FCA. marlene-awaad-bloomberg-getty-images

TGL : Vous l’avez dit publiquement, la fusion avec FCA répond à cet objectif de « tenir le rythme imposé par la société vers la transition écologique », en créant des synergies et, par extension, en diluant l’investissement, notamment à l’heure de maîtriser en interne la chaîne de traction électrique. Vous avez, en parallèle, annoncé la création d’une gigafactory pour fabriquer des batteries électriques et relocaliser la production de la Chine vers la France. Cette usine représente un triple enjeu, économique, environnemental et de souveraineté technologique…

Carlos Tavares : Absolument. Tout ça, finalement, est affaire de vitesse. Si on se contentait d’acheter des batteries au meilleur coût auprès de nos partenaires asiatiques, on externaliserait de 40 à 50 % du prix de revient de fabrication de nos véhicules électriques. Le jour où les députés européens, en octobre 2018, ont voté les objectifs de CO2 de 2030 – qui reposent intégralement sur la montée en puissance des voitures électriques –, ils savaient pertinemment qu’ils entérinaient une mesure conduisant à l’externalisation de 40 % de la valeur ajoutée d’une automobile européenne.

Ce sont les représentants du peuple, ils se sont prononcés en connaissance de cause. Mais est-ce que le peuple accepte les éventuelles conséquences sociales que suppose la restructuration de l’industrie avec ce vote ? Evidemment, la réponse est non. Nous pointons là un problème majeur de démocratie européenne : la déconnexion entre les choix de la sphère politique et leur impact économique sur la vie quotidienne des gens. Et je ne jette pas la pierre aux politiques, mais aux citoyens européens qui manquent de maturité et n’ont pas envie de s’approprier la complexité des répercussions des décisions qu’ils poussent leurs représentants à prendre.

« Nous avons refusé d’externaliser 40 % de notre valeur ajoutée en Asie »

Donc, pour vous répondre : oui, nous avons refusé d’externaliser 40 % de notre valeur ajoutée en Asie. Je considère que ce n’est pas seulement un enjeu pour PSA, mais pour toute l’industrie automobile européenne. Nous avons eu de la chance, et c’est bien pour ça que je ne jette pas la pierre aux politiques français et allemands : ils ont immédiatement abondé dans le sens de la proposition que je leur ai faite, avec nos partenaires de Total, de créer un champion européen de la fabrication des cellules de batterie, en arguant qu’il fallait protéger la compétitivité de l’industrie européenne.

Or, si c’est 40 % de la valeur ajoutée d’une voiture, il faut absolument qu’on utilise les compétences scientifiques de nos ingénieurs et nos ressources pour réaliser cet investissement. Cet exemple-là est heureux, car, lorsqu’on fait le business-plan de ce projet, il est très largement négatif. Aucun d’entre nous ne pourrait le soumettre à son comité de direction : nous avons tous des règles de gouvernance très strictes et nous n’allons pas proposer des modèles d’affaires qui font perdre de la valeur à l’entreprise.

Il se trouve que les Etats allemand et français ont bien voulu compenser les pertes à venir pour mettre en route un projet qui permettra de retenir en Europe une partie de cette valeur ajoutée. C’est pour cela que, là encore, je ne critique nullement la pression qui est mise sur les émissions de CO2, car ce n’est pas qu’une question d’enjeu environnemental, mais aussi de compétitivité de l’industrie européenne par rapport à l’industrie asiatique. Comme nous sommes en concurrence partout dans le monde, si nous ne sommes pas capables de pédaler à la même vitesse qu’eux dans la dimension du zéro émission, nous échouerons.

Donc il faut le faire. Mais, pour être franc, ce projet que nous mettons aujourd’hui en œuvre, il aurait fallu le lancer il y a dix ans. Nous avons un problème de réactivité. Et pour être confronté à cette réalité tous les jours, je maintiens que les procédures administratives dans notre monde occidental sont une pénalité majeure par rapport à la rapidité avec laquelle nos concurrents asiatiques se meuvent. Et, oui, c’est incontestablement une initiative de relocalisation en Europe d’une activité à forte valeur ajoutée qui combine à la fois un savoir-faire industriel et un savoir-faire de chimie.

C’est aussi quelque chose que nous avons proposé dans le cadre de notre stratégie d’intégration verticale de la chaîne de traction électrique. Nous avons eu de la chance d’avoir un partenaire comme Saft, au sein du groupe Total, qui a bien voulu converger dans le même sens. Nous sommes en train d’essayer de l’élargir à d’autres constructeurs – dont nos concurrents, y compris nationaux. Nous devons être beaucoup plus rapides que d’habitude.

Retrouvez la suite de l’interview de Carlos Tavares,  dans le N°45 de The Good Life, 100 % véhicules électriques, actuellement en kiosque.


Voir plus d’articles sur le sujet
Continuer la lecture