The Good Business
Alors que sort en kiosque le numéro 60 de The Good Life consacré au marché de l'art, Véronique Piguet, avocate au barreau de Paris et associée du cabinet Squair, s'interroge sur la question du droit d'auteur appliqué à l'art généré par une intelligence artificielle.
L’art et les artistes à l’épreuve de l’intelligence artificielle est une tribune issue du numéro 60 de The Good Life.
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L’art est intimement lié à l’outil
Peut-être pour la raison simple et connue que l’idée n’est pas protégeable. En droit français, pour qu’une création soit protégeable par le droit d’auteur, elle doit en effet avoir « une forme ». Et qui dit forme, dit outil. Depuis quelque temps, les nouveaux outils se bous- culent justement dans l’univers de la création : 3D, NFT, méta- vers, réalité virtuelle et intelligence artificielle interrogent les créateurs et les juristes. Rien de nouveau, le droit d’auteur ayant sans cesse été repensé au gré des évolutions technologiques.
Il en est même né, l’invention de l’imprimerie ayant abouti, trois siècles plus tard, aux lois révolutionnaires de 1791 et 1793 relatives aux droits de propriété des auteurs. Plus tard, à partir de la fin du xixe siècle, l’apparition de la radio et du cinéma bouleversent les conditions de création et de diffusion artistiques, donnant naissance au projet, finalement abandonné, de loi sociale du travail intellectuel du ministre Jean Zay et à la loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique. L’arrivée des cassettes audio et VHS fait éclore les droits des producteurs de phonogrammes et vidéogrammes, des artistes interprètes, avec la loi Lang du 3 juillet 1985, qui ajoute également les logiciels à la liste des œuvres protégées.
Et la photographie ?
Née dans les années 1830, la photo n’accédera au statut d’œuvre artistique que dans les années 70, après avoir essuyé les qualifications de « servante des sciences et des arts, mais la très humble servante » et « la sottise de la multitude », tandis que le peintre Delacroix redoutait, déjà au milieu du xixe siècle, que l’artiste devienne, « une machine attelée à une autre machine ». Cela vous rappelle quelque chose ? Aujourd’hui, l’intelligence artificielle (IA) suscite des peurs, mais de nombreux artistes se sont déjà emparés de ce qu’ils ne considèrent que comme un outil. Et les préconisations des personnes averties sont l’éducation et la formation. Qui a déjà utilisé un logiciel d’IA a pu réaliser l’importance des consignes données à la machine appelées « prompt ». Qui dit consignes dit mots, phrases et grammaire : la formulation de la requête à la machine est primordiale, d’où l’importance d’intégrer cet apprentissage au cursus scolaire. L’intelligence artificielle pose deux grandes questions en droit d’auteur.
Quand les intelligences artificielles passent à l’art
Premièrement, l’utilisation des œuvres par les plates-formes d’IA devrait-elle donner lieu à une rémunération de leurs auteurs ? À l’instar du droit à la rémunération, via un droit voisin au profit des agences et éditeurs de presse, institué par la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique du 17 avril 2019. Est-il en effet légitime que les exploitants d’intelligence artificielle utilisent sans contrepartie les œuvres d’art de tiers, même si celles-ci ne seront pas forcément reconnaissables dans la production générée par l’IA – dans le cas contraire, une action en contrefaçon peut être envisagée et des procès ont déjà été intentés aux États-Unis ? Cependant, la directive du 17 avril 2019 ne va pas en ce sens, puisqu’elle a introduit une exception au droit d’auteur pour la « fouille de textes et données », dès lors qu’un contenu est accessible en ligne, ce qui permet aux exploitants d’une IA de constituer leurs bases de données – précision faite toutefois que les ayants droit peuvent s’opposer à cette fouille de textes et de données par la clause d’opt out (option de retrait).
Deuxièmement, une œuvre générée avec l’aide de l’intelligence artificielle pourrait-elle être jugée originale, donc protégeable par le droit d’auteur ? Des pistes pour les plaideurs infatigables : les juges français admettent ainsi que les consignes et directives don- nées à un exécutant peuvent permettre d’avoir la qualité d’auteur2. Dès lors que des choix sont opérés par l’auteur (par exemple, en matière de photographie, choix du cadrage, de la lumière, de la mise en scène…), l’œuvre peut être éli- gible à la protection par le droit d’auteur. Rien ne s’oppose donc, en droit français, à ce qu’une œuvre numérique, créée à l’aide de l’intelligence artificielle, puisse être protégée. Le Copyright Office américain a d’ailleurs récemment annoncé qu’il refuserait la protection pour les contenus créés exclusivement par l’IA, mais l’accorderait éventuellement pour ceux sur lesquels un être humain est intervenu. Peut-être l’IA interrogera-t-elle également l’art et les artistes, induisant une évolution de la pratique artistique, comme l’a fait la photographie avec la peinture en son temps.
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