Culture
Symbole de vitesse et de liberté, la voiture a longtemps été adulée par les peintres, les photographes ou les écrivains. Mais avec la crise énergétique et l’essor de la société de consommation, les artistes l’associent ensuite à ses effets délétères : pollution, accidents… Ainsi, en quelques décennies, l’automobile est passée du rang d’idole à celui d’objet à abattre.
Que reste-t-il du grand rêve automobile ? Que reste-t-il de l’esthétique de l’accélération permanente des futuristes qui ont vu dans la voiture l’emblème d’un nouvel idéal de beauté mobile, en réaction contre les formes figées de la statuaire classique ? Dans les années 10, les peintures de Giacomo Balla et de Luigi Russolo sanctifient, par la dynamique du trait, l’ivresse de la vitesse. Au même moment, Jacques Henri Lartigue ne se lasse pas de photographier son Hispano de luxe lancée à plein régime sur les routes de la Côte d’Azur. Pour donner l’illusion que son bolide « décolle », il n’hésite pas à recadrer ses images et à les incliner afin que la ligne d’horizon devienne ligne de fuite. Quelques années plus tard, André Citroën lance sa Croisière noire, puis jaune, dans les déserts d’Afrique et d’Asie, les autochenilles traversant les déserts avec un bataillon d’ethnologues, de géologues, d’anthropologues, de zoologistes parés pour une nouvelle colonisation des terres lointaines.
La voiture est signe d’aventure et de conquête, avant de devenir, dans les années 50, avec les ténors de la Beat Generation, l’emblème même de la liberté. « Je sentais, à cinquante centimètres au-dessous de moi, la route se déployer.Comme une bannière, s’envoler, siffler à des vitesses inouïes encore et toujours, pour traverser le continent qui gémissait. Quand je fermais les yeux, ce que je voyais, c’était la route, qui se déroulait à l’intérieur de moi. Quand je les rouvrais, j’apercevais en un éclair l’ombre des arbres qui vibrait sur le plancher de la voiture », écrit Jack Kerouac, dans son odyssée Sur la route, qui devint le bréviaire de toute une génération. Le road-trip des écrivains est très vite suivi par celui des photographes. Robert Frank d’abord, puis Stephen Shore et Joel Meyerowitz font à leur tour la traversée de l’Amérique.
Ils inventent une nouvelle photographie qui s’attarde plus sur les bas-côtés, les drive-in et les parkings que sur les gratte-ciel new-yorkais. Stephen Shore se souvient : « Je photographiais chaque repas que je mangeais, chaque personne que je rencontrais, chaque serveur ou serveuse qui me servait, chaque lit où je dormais, chaque toilette que j’utilisais. La voiture est le nouveau propulseur des artistes en rupture de ban. J’ai commencé à comprendre que la vitre de la voiture était le cadre, et que d’une certaine manière, la voiture elle-même était l’appareil photo, avec moi à l’intérieur, et que le monde défilait, affichant toujours une nouvelle image », raconte Joel Meyerowitz.
De ces temps héroïques, il ne reste plus grand-chose. La roue tourne toujours, mais le moteur est grippé. La crise pétrolière des années 70 est passée par là. En quelques décennies, l’automobile est descendue de son piédestal, idole déchue de l’ère anthropocène, incarnation funeste de la gabegie énergétique, de la pollution, du trafic, des accidents de la route. Les artistes, sismographes des temps modernes, n’ont pas tardé à désacraliser l’objet fétiche, associé aux excès de la société de consommation. Dès 1968, Arman profite d’une commande artistique de l’entreprise Renault pour prendre à rebours son commanditaire et concevoir une série de sculptures qui met littéralement en coupe l’objet voiture. En compilant des ailes de carrosserie, des phares, des fragments de moteurs, il produit des Accumulations,absurdes et inutilisables. Accumulez, accumulez, il n’en restera rien, désormais, que des fragments coulés dans du Plexiglas.
La mise en pièces de l’automobile ne fait que commencer. En 1998, Valérie Belin étonne avec ses photographies sans affect de voitures accidentées. Les tôles froissées et le verre brisé se réduisent à des jeux raffinés d’ombre et de lumière qui déréalisent la crudité du sujet. En 2002, elle persiste et signe avec des cadrages plein pot de moteurs de voiture qui prennent la dimension dérangeante et organique d’entrailles que l’on pourrait croire extraites d’un corps humain. On n’est pas loin, avec ces deux séries, d’une double variation sur le thème du car crash, dont Andy Warhol, dans le monde de l’art, et J. G. Ballard, dans celui de la littérature, sont restés les maîtres. Dans son ouvrage culte Crash (1973), J. G. Ballard avance l’hypothèse que la voiture est une extension de l’homme, un habitacle idéal pour notre libido, nos fantasmes et notre volonté de puissance. De la collision autoroutière à la « culbute » des corps, il scelle les noces monstrueuses du corps et du métal.
La voiture accidentée fascine aussi Warhol, qui lui dédie une suite de sérigraphies réalisées à partir de photographies prélevées dans la presse. Au déferlement d’images qui gagne la société américaine, il répond par un autre système de reproduction frénétique – la mort repiquée et dupliquée perd dès lors de sa dimension tragique. « Quand vous voyez et revoyez une même image macabre, déclare-t-il, elle ne vous fait plus aucun effet. » La voiture, associée à l’accident et au trépas, devient l’objet à abattre. Il y a quelques mois, dans le nouvel espace de la fondation Lafayette Anticipations, à Paris, l’artiste germano-norvégien Yngve Holen divisait une Porsche Panamera en quatre parts égales, se livrant à une étrange dissection.
En 2003, à la 50e Biennale de Venise, Damien Ortega s’était déjà fait connaître en disséminant, façon puzzle, les éléments d’une Coccinelle Volkswagen, démantelée pièce par pièce et suspendue au plafond, comme si un souffle mauvais l’avait fait exploser aux quatre coins de la salle. Plus récemment, l’artiste cubain Humberto Diaz joue du motif non moins brutal de l’enfouissement. Jusqu’au 2 septembre, on pouvait voir, sur l’esplanade de la gare Saint-Sauveur, à Lille, dans le cadre de l’exposition Ola Cuba !, son installation Afluente : une Peugeot Silver 607, modèle prisé des Cubains, à demi enfouie dans le ciment, comme aspirée par le sol, naufragée d’un système qui ne fonctionne plus. Cette œuvre rappelle une autre pièce, créée en 2007 pour le musée national de l’Automobile, par Etienne Bossut. L’artiste avait installé à l’extérieur la carrosserie moulée d’une Porsche des années 50 envahie par une abondante végétation, dernier vestige d’un monde oublié. L’œuvre s’intitulait Ruines…
En 1971, J. G. Ballard prévoyait déjà ce désenchantement et le déplorait. Il déclarait alors dans la revue Drive : « La voiture telle que nous la connaissons est aujourd’hui en train de disparaître. En tant que machine fondamentalement démodée, elle garantit la sauvegarde d’une idée tout aussi fondamentalement démodée : la liberté. En termes de pollution, de nuisance sonore et de vie humaine, le prix de cette liberté peut paraître élevé, mais peut-être que la voiture, par le désordre et l’encombrement qu’elle génère, peut ralentir l’expansion impitoyable d’une société régie par l’électronique. »
Pour que la voiture vive encore, sans doute faut-il la réinventer. C’est le parti qu’ont pris certains créateur. Dans les années 90, Alain Bublex invente le projet Aérofiat, une voiture utopique et tout-terrain qui parcourt les routes, mais qui navigue aussi sur l’eau et s’envole dans le ciel… La Thermo Photovoltaic Energy Convertor de Panamarenko possède les lignes aérodynamiques d’une voiture de formule 1, mais son coffre est équipé de panneaux solaires activés par des lampes à gaz et son moteur est électrique. Quant au jeune Benedetto Bufalino, il hésite aujourd’hui entre la voiture ping-pong et la voiture poulailler, détournant la fonctionnalité de l’automobile. Ces voitures-là ne sont plus propulsées par des énergies fossiles, mais par une essence bien plus rare : l’humour et la poésie.
Lire aussi
Industrie automobile : et la voiture créa Stuttgart…
Presse automobile, nostalgie ou pragmatisme ?
The Good Look : cinq marques de mode qui aiment l’automobile