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« Vous avez aimé la révolution numérique, vous allez adorer la révolution quantique ! » C’est ainsi que Thierry Breton, commissaire européen et ancien patron d’Atos, évoque la physique quantique, domaine qui va bouleverser l’informatique et les communications.
Depuis 2019 et la démonstration de son ordinateur Sycamore, Google affirmait avoir atteint la « suprématie quantique », c’est-à-dire avoir réalisé sur une machine quantique un calcul qui aurait été impossible à réaliser sur un ordinateur classique en un temps acceptable. En l’occurrence, Sycamore a traité en à peine 200 secondes un problème que le supercalculateur le plus puissant au monde aurait mis 10 000 ans à traiter.
Las, en décembre 2020, une équipe de l’université des sciences et technologies de Hefei, en Chine, lui a ravi ce titre en publiant un article dans la célèbre revue Science, affirmant avoir réalisé en 200 secondes un calcul qui aurait mobilisé le plus puissant calculateur chinois pendant… 2,5 milliards d’années.
Au-delà de l’éternelle compétition sino-américaine, cette course aux records donne une idée de ce que tous attendent de cette nouvelle technologie qu’est le quantique. Lorsqu’il sera au point – pour l’instant, il s’agit de machines prototypes –, l’ordinateur quantique permettra de traiter en quelques secondes ou minutes des problèmes insolubles jusqu’alors ou que les machines actuelles peinent à résoudre en plusieurs jours, et encore, de façon approximative.
Quelques exemples : l’optimisation de portefeuilles ou d’itinéraires logistiques, la création de nouvelles molécules, la simulation de phénomènes climatiques, la conception de batteries ou de nouveaux matériaux, la détection de fraude… Autre atout, l’ordinateur quantique se montre peu gourmand en énergie. « La promesse du quantique, c’est de produire une solution plus précise, plus rapide en étant moins énergivore que l’informatique classique », affirme Georges-Olivier Reymond, président et cofondateur de Pasqal, l’une des étoiles montantes de la scène quantique française.
La start-up a réalisé un calcul qui a consommé 5 kW pendant douze heures en quantique ; sur un supercalculateur classique, il aurait fallu une semaine à au moins 100 kW. Toutefois, le quantique reste une technologie de rupture, qui sort à peine des laboratoires de recherche fondamentale. Pour en faire une filière industrielle, il faut encore fédérer l’écosystème, mobiliser les futurs utilisateurs – à savoir les entreprises et les industriels –, faire progresser la recherche vers les applications, et tout cela nécessite beaucoup d’investissements.
La deuxième révolution quantique
Pour comprendre la technologie quantique, il faut changer de paradigme, car le fonctionnement d’un ordinateur quantique n’a rien à voir avec l’informatique que l’on connaît actuellement. La physique quantique, élaborée dans les années 1920, a permis la compréhension du monde microscopique en décrivant les éléments qui le composent (atomes, photons, électrons…) et leurs interactions.
« On assiste aujourd’hui à la deuxième révolution du domaine, c’est-à-dire à la possibilité d’utiliser directement les propriétés du quantique », affirme Laurent Guiraud, cofondateur de ColibrITD. Très schématiquement, la technologie repose sur deux propriétés : la superposition et l’intrication.
Un objet quantique, qui est un atome, un photon, etc, peut être dans un état 0, un état 1 ou dans ces deux états à la fois. C’est la superposition. Plusieurs objets quantiques créés au même moment forment ensemble un système. Ils sont intriqués. C’est l’intrication : si l’on modifie l’un des objets, les autres se modifient également, même s’ils sont distants.
La difficulté consiste, d’une part, à produire en grand nombre des objets quantiques simultanément et, d’autre part, à réaliser des opérations sur ces objets et à lire les résultats.
1,8 Md € sur cinq ans pour le quantique
Par ailleurs, la puissance de calcul du quantique en fait un enjeu stratégique de souveraineté nationale et européenne. C’est ce qui a amené le gouvernement à se mobiliser. En janvier 2021, Emmanuel Macron a présenté un plan stratégique dédié, semblable à ce qui a été fait pour l’hydrogène ou l’intelligence artificielle, doté de 1,8 milliard d’euros pour cinq ans. L’ambition du plan national est de « faire de la France l’un des tout premiers acteurs mondiaux du domaine », derrière les États-Unis et la Chine.
Le pays dispose d’atouts pour cela. Forte de laboratoires et de pôles de recherche très avancés en physique quantique, la France compte plusieurs prix Nobel et médaillés d’or du CNRS dans le domaine, notamment Serge Haroche, Albert Fert et Alain Aspect. De quoi attirer les vocations et entretenir l’excellence académique. « Ce qui fera la différence pour la France, c’est surtout l’accès au capital et le passage à l’échelle avec un nouveau modèle économique. Il faut avoir le courage de faire de grosses levées de fonds, avoir l’ambition d’aller vite et de prendre des risques », insiste Jean-François Bobier, directeur associé au Boston Consulting Group (BCG), responsable du quantique.
Cette évolution est d’autant plus cruciale que le domaine connaît actuellement une véritable accélération. Dans un rapport publié en juillet dernier, le BCG détaille les trois raisons de cette accélération. La première tient aux progrès technologiques accomplis récemment, notamment par Google et par l’université chinoise de Hefei.
La deuxième raison est que les calendriers et les feuilles de route des principaux fournisseurs de technologie ont gagné en clarté et en précision. On connaît désormais les étapes qu’ils ont fixées pour disposer de machines capables de faire tourner des applications lors de la prochaine décennie. Troisième raison, les entreprises multiplient les cas d’usage qu’elles envisagent.
Si, en 2018, 1 % seulement d’entre elles avaient alloué un budget au quantique, elles sont désormais 20 % à budgéter ce sujet d’ici à 2023. « Le marché s’accélère et tous les signaux sont au vert », reconnaît Laurent Guiraud, cofondateur de ColibrITD, une société de conseil informatique. Après avoir soutenu sa thèse en physique atomique avec Serge Haroche, Laurent Guiraud a travaillé dans plusieurs sociétés informatiques, dont Google et AWS (Amazon).
Il a cofondé ColibrITD en 2019 et y a créé une activité de recherche en quantique qu’il dirige. « À la conférence Inside Quantum Technology de Boston, en 2019, on pensait que le quantique arriverait à maturité en une quinzaine d’années. Aujourd’hui, on parle de 2025 à 2030. Ça va aller très vite ! »
De riches perspectives à partir de… 2030
« Plus des deux tiers des capitaux investis dans le quantique l’ont été depuis 2018 », souligne le dernier rapport du Boston Consulting Group (BCG), qui chiffre ces investissements à 1,3 Md $. S’ajoutent à cela les investissements directs des entreprises, les fonds levés en Bourse, et les milliards des plans nationaux lancés en Chine, aux États‑Unis, au Canada, au Royaume‑Uni, en Inde, au Japon, en Allemagne ou en France.
En tout, ce sont 3 Mds $ qui auront été investis dans le domaine rien qu’en 2021. Cette année a également vu la première start-up « pure quantum » cotée en Bourse.
IonQ a levé 635 M $ lors de son introduction au New York Stock Exchange (NYSE), le 1er octobre dernier. Le quantique a désormais de quoi mobiliser les grands fonds d’investissement qui seront nécessaires pour porter la croissance des start-up du secteur.
Car les perspectives sont bonnes, très bonnes même ! Le BCG évalue la valeur créée par l’informatique quantique entre 5 et 10 Mds $ d’ici à 2030 et entre 450 et 850 Mds $ après 2030.
Il s’agit à 80 % de la valeur créée pour les grands utilisateurs du quantique, technologie qui génère des gains d’optimisation et de rapidité d’exécution sonnants et trébuchants pour leurs activités, notamment la chimie-pharmacie, la finance, la logistique et les industries automobile et aérospatiale.
Future guerre des talents
Il reste quelques obstacles sur la route. Technologie jeune, commençant juste à passer du stade de la recherche fondamentale à celui de la recherche appliquée, le quantique est aujourd’hui au même stade que la science des données ou l’intelligence artificielle il y a quinze ans. La rareté des profils menace de freiner l’essor du secteur et les ambitions des entreprises. Il y aurait ainsi une centaine de postes ouverts et non pourvus en quantique chez Amazon.
« Aujourd’hui, l’Europe a plus de talents disponibles que les États-Unis. Mais le risque est que les Européens préfèrent aller travailler dans des sociétés anglo-saxonnes qui les rémunéreront mieux. Il y aura certainement une guerre des talents ; les entreprises devront être bien capitalisées pour l’éviter », suggère Jean-François Bobier.
Autre obstacle, de nombreuses options technologiques coexistent et nul ne sait laquelle s’imposera. Cinq d’entre elles sont actuellement les mieux placées – supraconducteurs, ions piégés, boîtes quantiques, photonique et atomes froids –, car adoptées par les principaux acteurs, en tête desquels Google, IBM et Honeywell.
Pasqal, Alice & Bob et Quandela, trois des start-up françaises parmi les plus avancées, sont positionnées respectivement sur les atomes froids, les supraconducteurs et la photonique. Alice & Bob, start-up créée en 2020, ambitionne de construire « l’ordinateur quantique universel et sans erreur ». « Cela veut dire qu’il pourra faire tourner n’importe quel algorithme quantique. Il n’y a rien de magique là-dedans, nous voulons démytifier la technologie quantique », affirme Théau Peronnin, cofondateur, avec Raphaël Lescanne.
Pendant leurs études, ces derniers ont développé une approche originale qu’ils ont publiée dans Nature Physics, en février 2020. Dans la foulée, ils ont créé leur start-up et levé 3 millions d’euros. Leurs travaux ont attiré l’attention d’Amazon, qui a choisi de s’appuyer dessus pour ses développements. « Au début, on a eu un peu peur, mais cela nous a mis sous les projecteurs. Ça va être chaud, mais nous avons un niveau académique très élevé et la possibilité de faire une machine avant nos compétiteurs, dans les cinq à dix prochaines années. »
Pour s’imposer face aux géants du domaine, la jeune pousse s’appuie sur les travaux menés depuis 2013 par plusieurs organismes et chercheurs français (Inria, ENS, Mines, CNRS, CEA…). « Nous avons agrégé les savoir-faire, nous avons su fédérer tous les labos qui ont contribué à faire naître la société. Charge à nous maintenant de la faire grandir et d’accélérer ! » En moins de deux ans, Alice & Bob est passée de 2 à 30 personnes et prépare déjà sa prochaine levée de fonds. Une accélération qui va dans le sens des ambitions françaises !
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