The Good Business
S’il existe un secteur qui incarne la toute-puissance industrielle allemande, c’est bien celui de l’automobile. En 2016, son chiffre d’affaires s’élevait à 407 milliards d’euros, dont 63 % réalisés à l’étranger, et il employait près de 828 000 personnes, soit 14 % du nombre total de salariés dans le secteur industriel du pays. Accueillant depuis toujours les sièges des constructeurs Porsche, Bosch et Daimler, Stuttgart est considérée comme le berceau de l’automobile, et l’archétype d’une ville façonnée par cette industrie.
Nous sommes en 1883. Un vacarme trouble tout à coup le paisible quartier de Bad Canstatt, à Stuttgart. Les voisins, suspectant des activités à la légalité douteuse, alertent immédiatement les forces de l’ordre. Une voiture, à cheval, est dépêchée au 13, rue Taubenheim. Les policiers découvrent alors que le tintamarre est engendré par une machine infernale et demeurent perplexes face à l’excitation d’un ingénieur qui leur explique qu’ils se tiennent en face du tout premier moteur mobile, léger, performant et à usage universel. Son inventeur est Gottlieb Daimler.
En 1886, un autre ingénieur, Carl Benz réussit à concevoir un moteur quatre temps léger avec lequel il équipe un tricycle, désormais présenté dans tous les musées comme la première automobile du monde. Ce genre d’anecdotes est omniprésent dans les discours de promotion de la ville, aussi bien chez les officiels que chez les industriels. La prospérité est mythifiée à souhait, et les pères fondateurs s’appellent Daimler, Benz, Maybach, Porsche ou encore Bosch.
L’industrie automobile confère à la ville une identité forte et fédératrice. Aujourd’hui, Stuttgart et sa région constituent le cœur de l’industrie automobile allemande. Le secteur emploie directement près de 110 000 personnes et compte pour 45 % des revenus industriels totaux de la région. Au niveau du Land du Bade-Wurtemberg, 60 % des revenus générés par l’industrie automobile sont issus de la région de Stuttgart et 64 % de la production est vendue à l’étranger, démontrant également la puissance exportatrice du secteur.
L’écosystème se caractérise par un tissu industriel dense comportant une multitude d’acteurs. Les mastodontes à la renommée internationale sont présents, tout comme les plus grands fournisseurs de composants. Mais le pôle de compétitivité est enrichi par plusieurs centaines de petites et moyennes entreprises à la pointe de l’innovation et ultraspécialisées qui constituent un atout certain dans le développement, le maintien et la prospérité de l’industrie automobile.
En 2018, la sainte trinité allemande – composée des groupes Volkswagen (qui possède, entre autres, Porsche et Audi), Mercedes-Benz et BMW – règne sur le marché mondial de l’automobile « premium », avec une part de près de 80 %. Par ailleurs, avec 238 700 unités écoulées en juin dernier en Allemagne, plus grand marché européen, ce sont près de 70 % des ventes réalisées par des constructeurs allemands. Smart (Daimler) a enregistré une croissance de 17,5 % en un semestre, suivi de Porsche (9,8 %), Mini (BMW) et Volkswagen (8,6 %).
Porsche, modèle de rentabilité
« Fonctionnelle, sensuelle, atemporelle et magnifique. » Le déferlement d’adjectifs emphatiques peut d’abord surprendre, surtout lorsqu’il est suivi par une musique dramatique à laquelle répond une vidéo projetée sur un écran géant et sur lequel se dessinent les contours d’une… voiture. Roulement de tambours et montée théâtrale du suspense pendant que le mot « Taycan » s’affiche. Les lumières se rallument sous les applaudissements enjoués de la foule. C’était la surprise de la soirée. Plusieurs personnes sont déjà en train de prendre d’assaut les réseaux sociaux et tapent fébrilement sur leurs appareils. Porsche vient de révéler en avant-première mondiale le nom du modèle de sa première voiture électrique.
La cérémonie célébrant les 70 ans de la marque vient de commencer. Une fois les premiers émois passés, les conversations reprennent discrètement pendant que les têtes dirigeantes de Porsche se succèdent sur scène et entament des discours dithyrambiques et convenus. Tout est orchestré de manière efficace et pragmatique. D’ailleurs, les mondanités qui ont lieu dans le musée Porsche sont époustouflantes de sobriété. L’espace est blanc, immense et clinique, une lumière violette donne à l’ensemble un aspect vaguement futuriste et, hormis la présence des luxueux modèles exposés, on ne décèle aucune effusion ostentatoire.
Si la réussite se célèbre discrètement, elle est indubitablement présente. Avec une croissance annuelle moyenne de 20 % depuis 2010, Porsche est considéré comme le constructeur automobile le plus rentable de l’histoire. Son succès est dû à des mesures stratégiques visant à la diversification de sa gamme dès les années 90, avec l’introduction de modèles comme le Boxster, le Cayenne, le Cayman, la Panamera et le Macan, chacun d’entre eux composant lui-même une gamme très segmentée. Très tôt, le fabricant a également déployé des efforts importants pour développer son réseau de distribution à l’international.
Les Etats-Unis représentent plus de 23 % des ventes, et, depuis 2015, la Chine est devenue le plus grand marché individuel de la marque, à 29 %. Porsche a également su construire et entretenir son image mythique, désirable et hautement fantasmée, par le biais, notamment, de son modèle étendard, la fameuse 911. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, lors de la grand-messe organisée pour ses 70 ans, le concept de 911 Speedster, réhabilitation d’un modèle patrimonial, est présenté en grande pompe. Pourtant, la 911 ne représente aujourd’hui qu’environ 13 % des ventes. Ce sont, au contraire, les SUV de la marque qui dominent le total des ventes, avec une part de 74 %.
Ça roule aux musées !
Par Bérénice Debras.
• Musée Mercedes-Benz. Aucune ligne ne file droit dans ce bâtiment impressionnant dessiné par le cabinet d’architecture néerlandais UNStudio, inauguré en 2006. Du 9e niveau (accessible via les ascenseurs ultradesign), on descend de façon circulaire dans les étages en suivant le fil rouge de l’histoire du groupe Mercedes‑Benz. De la première voiture inventée par Carl Benz, en 1886, aux véhicules futuristes, en passant par le camion de la poste autrichienne de 1938, près de 160 véhicules (sur un total de 1 500 objets) sont présentés sur une superficie de 16 500 m2. Plaçant les inventions et les avancées de la marque dans un contexte général, allemand et international, le musée est ainsi accessible à un large public. Les sombres heures avec le parti nazi sont également évoquées – tout comme au musée Porsche. Mercedesstrasse 100. Tél. +49 711 173 0000. www.mercedes-benz.com
• Musée Porsche. Le musée, tout blanc, évoque l’univers aseptisé du film Bienvenue à Gattaca. Même le garage est propre ! Dessiné par l’architecte autrichien Delugan Meissl sous la forme d’un monolithe, ce musée est ouvert depuis 2009. Il retrace l’histoire et l’esprit de la marque au milieu de citations croustillantes dont : « La Porsche est un produit que tout le monde veut, mais dont personne n’a besoin » (Lars Schmidt, membre de l’Executive Board, Sales and Marketing, 1974-1983). Aussi, à défaut d’en posséder une, on pourra faire rugir des moteurs de Porsche Carrera GT ou RSR sur une console-platine de DJ. Cette année, à l’occasion des 70 ans de Porsche, le musée présente, entre autres, un 356 Speedster de 1954 – l’un des quatre jamais construits. A noter, des visites guidées de l’usine sont possibles. Porscheplatz 1. Tél. +49 711 911 20 911. www.porsche.com/museum
Investissements dans l’électrification
« Stuttgart est la ville de la voiture ! » La formule devient profession de foi quand celui qui la prononce est Winfried Kretschmann, ministre-président du Bade-Wurtemberg et membre fondateur des Verts allemands (Die Grünen). En effet, la politique s’est également invitée dans la valse des interlocuteurs conviés sur scène. C’est bientôt au tour du maire de Stuttgart, Fritz Kuhn, de se lancer dans les louanges du constructeur automobile.
Un exercice qu’on pourrait imaginer délicat pour le premier maire écologiste de la ville, mais, heureusement, le futur véhicule électrique revendiqué par la marque lui permet de justifier sa présence. Le modèle Taycan sera commercialisé fin 2019 et Porsche prévoit d’en vendre 20 000 exemplaires dès la première année. Une étape charnière qui s’inscrit dans le vaste plan de mobilité électrique établi par la marque, qui compte y investir 6 milliards d’euros à l’horizon 2022.
Cette ambitieuse politique d’innovation est caractéristique d’une volonté générale des fabricants outre-Rhin, bien décidés à investir des champs de la mobilité du futur en proposant des solutions bien concrètes et en diversifiant leurs activités afin de conforter la pertinence de leurs rôles. D’après Bernhard Mattes, président de l’Association de l’industrie automobile allemande (Verband der Automobilindustrie), les constructeurs allemands vont investir 40 milliards d’euros sur trois ans dans l’électrification et de 16 à 18 milliards d’euros dans les véhicules autonomes et connectés.
En 2016, Mercedes-Benz a dévoilé sa nouvelle stratégie, intitulée « CASE Mercedes Benz 2020 », censée réorienter en cinq ans la totalité de ses activités autour de quatre piliers, dont CASE (connected, autonomous, shared, electric) est l’acronyme. La connectivité, l’autonomie, le partage et l’électrification sont donc les champs de bataille sur lesquels se jouent l’avenir de l’automobile. Mercedes-Benz, qui vise à terme à devenir un « fournisseur de mobilité », a déjà bien entamé sa mutation.
L’entreprise compte investir 10 milliards d’euros dans le développement de véhicules électriques et prévoit d’en sortir 10 d’ici à 2022. Le constructeur semble présent sur tous les fronts, à la faveur d’initiatives internes – Mercedes-Benz User Experience (MBUX), une interface homme/ machine embarquée –, de partenariats – avec Ionity pour construire un réseau européen de bornes de recharge pour véhicules électriques de haute puissance, ou avec Bosch pour la conduite automatisée –, ou encore de rachats de start-up – Car2go (autopartage), Mytaxi (taxi partagé), Moovel (plate-forme de mobilité) ou Chauffeur privé.
Si, historiquement, l’automobile a révolutionné le transport et a entraîné de profonds bouleversements sociaux, notamment dans le rapport de l’individu à son espace, elle est toujours plus acculée par des problématiques diverses et en particulier environnementales. Ainsi, l’engagement des constructeurs dans les réflexions concernant la mobilité du futur leur permet surtout de façonner cette mobilité à leur image plutôt que d’avoir à la subir.
Les solutions proposées restent cependant soumises à des logiques inhérentes à cette industrie, qui vise des objectifs de rentabilité et cherche les moyens de rester un acteur pérenne et incontournable. Ces limites ont été notamment révélées de manière éclatante en 2015 avec le scandale du « dieselgate ». Cette immense tricherie opérée par le groupe Volkswagen, consistait, par le biais de différentes techniques, à fausser les chiffres relatifs aux émissions polluantes (NOx et CO2) de certains de ses moteurs Diesel et essence. Une affaire sans précédent dans l’histoire de l’automobile, qui a certes terni l’image de l’industrie mais ne l’a pas fondamentalement remise en question auprès des consommateurs.
La voiture n’est pas un objet comme un autre car, en réalité, elle n’est jamais utilisée uniquement pour ses seules potentialités techniques. Ce qui est en jeu concerne l’imaginaire qui s’est construit autour d’elle. Sa popularisation comme bien de consommation par excellence n’a fait que renforcer le mythe et le symbole qu’elle est censée incarner. Roland Barthes expliquait déjà les enjeux que cristallisait l’automobile. « Je crois que l’automobile est aujourd’hui l’équivalent assez exact des grandes cathédrales gothiques : je veux dire une grande création d’époque, conçue passionnément par des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique » (Mythologies, Seuil).
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