« Figurez-vous qu’elle était debout, leur ville, absolument droite. New York, c’est une ville debout. » Cette phrase issue de Voyage au bout de la nuit de Céline s’applique parfaitement à la vision que l’on a désormais le long de l’Hudson en voyant apparaître, l’inhabituelle skyline de Hudson Yards. En effet, ce nouveau mégaprojet immobilier privé est le plus important jamais construit aux Etats-Unis depuis le Rockefeller Center et, dit-on, le plus cher de toute l’histoire des Etats-Unis. Hudson Yards dresse ses six premières tours à usage résidentiel et commercial à l’extrémité nord de la High Line. Et il comprend un mall de luxe de 220 000 m2 sur sept niveaux nommé sobrement The Shops and Restaurants at Hudson Yards.
On y trouve également The Shed, un centre d’art polyvalent spectaculairement extensible. Sans oublier The Vessel, une structure-escalier de 45 mètres de haut et 2 500 marches ne menant… nulle part. Il s’agit d’une « œuvre » du designer britannique Thomas Heatherwick aussitôt qualifiée de « Staircase to Nowhere » (en clin d’oeil à Stairway to Heaven, la chanson de Led Zeppelin) par ses nombreux détracteurs.
Ses quelques défenseurs avancent qu’il faut envisager cela comme une réponse américaine à la tour Eiffel, mais l’argument est absurde à tout point de vue. Pas besoin d’épiloguer là-dessus. L’inutilité du Vessel, hormis pour les amateurs de selfies prétendant faire de l’exercice physique en grimpant tout en haut pour avoir la vue sur… le New Jersey (!), n’a, par contre, rien ôté au pouvoir de séduction des espaces commerciaux du programme sur le monde corporate. Ainsi, CNN, Warner Bros ou L’Oréal n’ont pas hésité à quitter leurs bureaux de Midtown pour s’installer dans ce nouveau neighborhood (« voisinage »).
Des résidents millionnaires
Hudson Yards est érigé sur une vaste plate-forme coulée au-dessus de la Pennsylvania Station. Un bel exploit d’ingénierie qui souligne le fossé social. En effet, de nombreux SDF vivent depuis plusieurs années dans les tunnels ferroviaires. En surface, c’est le nouveau terrain de jeux de résidents millionnaires. Des Américains, mais aussi des fortunes du Golfe ou de Chine qui ne seront pas dépaysés dans cet environnement parfumé à l’odeur du dollar.
Il est facile d’imaginer le Powerpoint qui leur a été projeté pour leur vendre des mètres carrés dans ces tours de verre. Quelque chose du genre : à deux pas des galeries d’art de Chelsea, pouvoir siroter un latte au Blue Bottle Coffee. Cette chaîne très prisée pour ses crus de cafés rares a été fondée par James Freeman, le « Steve Jobs du café ». Déjeuner au Mercado Little Spain, version espagnole d’Eataly, l’offre de restaurants haut de gamme étant dorénavant indissociable de tout projet commercial et/ou immobilier positionné premium et/ou luxe. Enfin, dans les allées climatisées du mall, faire son shopping chez Vuitton, Dior, Fendi, Tiffany, Cartier, Van Cleef & Arpels ou Neiman Marcus.
Une station de métro spécialement créée
New York est une ville dominée par le marché immobilier. Cela confirme le retour sur investissement que feront les promoteurs de ce projet. D’autant plus que ce sont tout sauf des petits joueurs. Il y a, d’un côté, Stephen Ross, fondateur et président de The Related Companies et de l’autre, le fonds d’investissement canadien Oxford Properties.
Pour ce qui est de l’accessibilité : une station de métro 34th Street-Hudson Yards a été spécialement créée en prolongeant la ligne 7 d’un arrêt. Et il y a un héliport, cela va de soi. Au 15 Hudson Yards – La tour résidentielle certifiée LEED, le ticket d’entrée pour devenir propriétaire est de 4,36 millions de dollars. Le penthouse le plus cher – 479 m2 et quatre chambres – est à 32 millions de dollars.
Hudson Yards, Critiques unanimes
Hudson Yards ambitionne d’attirer les touristes aisés. Mais en attendant, les critiques, unanimes, pleuvent depuis son inauguration au printemps dernier. Ainsi, dans le New York Times, Michael Kimmelman parle de « vaste Sion néolibérale ». The Guardian, sous la plume d’Oliver Wainwright, titre : « Horreur sur les rives de l’Hudson, le fiasco architectural à 25 milliards de dollars de New York ». Le critique d’art américain Jerry Saltz, cité par The Guardian, évoque lui « une mégamonstruosité corporate ». Et le Washington Post de conclure : « The Shed est la seule raison d’aller à Hudson Yards, le nouveau projet immobilier new-yorkais le plus haï. »
The Shed, prouesse architecturale
Nouvelle institution culturelle, The Shed a pour ambition de s’adresser à un public large à travers une programmation polyvalente. En effet, la modularité du bâtiment est étonnante. Huit niveaux, dont deux réservés aux espaces d’exposition, une scène pour spectacle, un studio de répétition, 1 250 places assises, plus de 2 000 debout.
Challenge technique réussi, ce projet signé de l’agence Diller Scofidio + Renfro en collaboration avec le Rockwell Group était sur les rails depuis onze ans. Sorte de food truck culturel géant, The Shed est une prouesse architecturale. « Rien que du muscle, pas de gras », pour reprendre la formule d’Elizabeth Diller.
Un sac Chanel XXL sur roues
Une carapace télescopique coulissant sur six roues XXL permet, une fois déployée, d’agrandir d’un tiers la surface intérieure utilisable. Ou, a contrario, en se rétractant dans l’immeuble adjacent, de dégager une plaza de 1 860 m². On ne peut s’empêcher de penser à la place du Centre Pompidou, une source d’inspiration citée par les architectes. Sa modularité permet d’accueillir diverses pratiques de spectacle vivant et, sans doute aussi, des défilés de la fashion-week. D’autre part, The Shed peut aisément évoquer un sac Chanel XXL sur roues.
David Rockwell est l’un des architectes du tout premier hôtel Equinox à Hudson Yards. Il pose un regard critique, mais ouvert sur le projet. Mais lui-même aimerait-il vivre à Hudson Yards ? Il ne botte pas en touche et répond avec sincérité. « Probablement non. Bien que cela me donnerait l’impression de vivre à l’hôtel. Or, j’aime dessiner des hôtels, tout comme y séjourner. Je m’appuie toujours sur des scénarios d’évolutions de comportement, ce qui fait que toute décision de design peut être prise en étant étayée, et non pas en étant arbitraire. » Une chose est sûre : Hudson Yards n’a pas fini de faire couler de l’encre.