The Good Business
Taillée pour la voiture, la reine des hydrocarbures fut longtemps le symbole d’une banlieue s’étalant à l’infini. Surprise : le centre de Houston change. Radicalement. Il redécouvre les bienfaits de la densité urbaine autour d’enclaves arty.
En chiffres
- 2,2 M d’habitants
- 4e ville des États‑Unis en population
- 1er manufacturier pétrochimique des États‑Unis (plastiques, insecticides, engrais)…
- 24 : le nombre d’entreprises classées Fortune 500 ayant leur siège à Houston. Seules New York et Chicago sont placées devant. Sur ces 24 entreprises, 22 sont dans le secteur de l’énergie, la plupart dans le pétrole.
- 35,5 % des habitants sont d’origine latino ; 39 %, d’origine anglo‑saxonne.
- 5 200 $ : salaire mensuel moyen à Houston.
Lu sur les murs de l’aéroport George-Bush : « Houston, the city with no limits. » Un slogan sur mesure pour la capitale de l’espace et de l’or noir. La première ville du Texas est un étalement de zones résidentielles, d’autoroutes, de malls gigantesques, comme le Galleria, un mastodonte situé au bord de la première ceinture, qui compte en tout 750 magasins et une patinoire. Ici, la voiture est devenue plus qu’un mode de vie : elle est essentielle. Même si, bien sûr, elle limite les interactions. Depuis son développement, Houston souffre d’une image de nouveau riche un peu plouc, surtout quand elle est comparée à ses rivales beaucoup plus sophistiquées, comme New York ou Los Angeles, ou même à sa némésis locale, Austin, étudiante et branchée, oasis démocrate au cœur d’un Texas conservateur. C’est donc forcément une surprise de découvrir l’autre face de Houston. Celle des quartiers qu’on peut arpenter à pied ou à vélo, où s’épanouissent des galeries d’art ultrapointues, celle qui prouve qu’elle est aussi (et surtout) une ville d’immigration latino, asiatique et africaine, celle, enfin, où éclosent des foyers d’hédonisme qui n’ont rien à envier à ceux d’Austin. Le virement lifestyle de Houston est relativement nouveau. La ville apparaît désormais aussi sur les radars de la culture, des arts et de la gastronomie. Bref, là où on ne l’a jamais attendue. De quoi attiser encore un peu plus la rivalité avec Austin. Si celle-ci emporte haut la main la bataille de la branchitude, un adage texan dit que « pour un artiste maudit à Austin, on compte trois artistes qui réussissent à Houston ». Houston s’est imposée comme une place forte de l’art contemporain pour une raison très simple : c’est ici que se trouve l’argent. Le marché de l’art y est notamment dynamisé par le mécénat des grandes compagnies pétrolières et des infrastructures telles que le Museum of Fine Arts ou la Menil Collection y ont acquis une réputation solide.
Les Menil, ou la fortune du pétrole au service de l’art
A un ami qui demandait pourquoi développer les arts dans le néant culturel qu’était Houston dans les années 50, Dominique de Ménil aurait répondu : « C’est dans le désert que s’opèrent les miracles. » La vitalité de l’art contemporain à Houston est le trait le plus surprenant de la ville. Il a pour origine et moteur la philanthropie de deux grandes fortunes françaises du XXe siècle, le couple Jean et Dominique de Ménil (née Schlumberger), qui a fui la France en 1941 au début de l’occupation allemande. Collectionneurs et célébrités de leur temps, Jean (rebaptisé John après sa naturalisation) et Dominique ont côtoyé et soutenu les grands artistes américains de la seconde moitié du XXe siècle. Depuis leur première acquisition – Montagne, de Paul Cézanne –, en 1945, ils ont créé un centre artistique d’importance internationale au cœur de Houston et montré la voie artistique à une ville qui en était jusque‑là dépourvue. L’intérêt de John a gravité surtout autour du pop art et de l’expressionnisme abstrait – Wahrol, Twombly… Exemple éblouissant de cette alchimie entre les Ménil et les artistes, la chapelle Rothko se visite dans un quartier que l’on quadrille sans peine à pied. Commandée par le couple, la chapelle est à la fois un édifice religieux et un chef‑d’œuvre d’art moderne, aussi austère à l’extérieur qu’impressionnant à l’intérieur – quatorze toiles noires monumentales de Mark Rothko entourent un vestibule dédié à la méditation et à la prière. Après la mort de John, Dominique commande à Renzo Piano l’érection, face à la chapelle Rothko, de la Menil Collection. Elle recèle l’une des plus grandes collections privées des États‑Unis (17 000 pièces, dont des Duchamp, des Matisse, des Picasso…). La Menil Collection est totalement intégrée dans le paysage résidentiel bohème de son quartier. On vient s’y promener, lézarder ou faire du yoga.
La ville la plus étendue des États‑Unis
Austin versus Houston, on y revient sans cesse. « Houston, c’est mieux qu’Austin, se rengorge Chris Murphy, importateur d’art latino pour sa boutique Corazon du quartier de Hyde Park, qu’il tient depuis dix-sept ans, après avoir étudié l’histoire de l’art à l’université du Texas, à Austin. Nous sommes situés hors des radars de la hype. Tant mieux ! Contrairement à Austin, on n’est pas tombés amoureux de nous-mêmes. » Il reste que les joyaux de Houston sont quand même cachés derrière des couches de bitume et de banlieue pavillonnaire et se refusent au premier venu. Longtemps, la ville texane n’a pas éprouvé le besoin d’évoluer autrement qu’à l’horizontale. Les distances sont énormes, même pour les standards américains. C’est la ville la plus étendue des États-Unis : quatrième en population, mais avec la densité la plus faible du top 5. A titre de comparaison, Los Angeles, qui n’est pourtant pas un modèle de développement urbain, est deux fois plus dense. Mais pour attirer les diplômés des nouvelles technologies qui ne jurent que par la proximité et un mode de vie moins gourmand en énergie, la ville doit bien se réinventer. « Pour ceux qui ne sont pas d’ici, choisir Houston ne va pas de soi, comparé à des villes plus vertes comme Denver ou Seattle, mais ils changent d’avis une fois sur place », affirme Nikou McCarra, stratégiste en marketing immobilier et jeune maman, rencontrée dans un jardin communautaire où elle fait provision de légumes gratuits. La spéculation immobilière se concentre sur des oasis urbaines et arborées autour de Midtown, notamment Montrose, un aimant pour jeunes actifs sans cravate, venus en masse à Houston lors du dernier boom gazier. Coffee-shops, restaurants ethniques, street-art : telle est la panoplie d’un quartier industriel en mutation sur lequel les CSP+ jettent leur dévolu. En terrasse sur Westheimer Road, face à la galerie d’art The Brandon et un restaurant brésilien, Chapman Clark Jr. boit un allongé en pianotant sur son ordinateur portable. Ce trentenaire originaire de Los Angeles, activiste politique et supporter de Bernie Sanders, est venu organiser une campagne antirépublicaine en 2013. L’initiative, intitulée « Battleground Texas », a fait un four. Mais Chapman est toujours là. Il est ce qu’on appelle un « looper » : il a pour principe de ne jamais s’aventurer au-delà du loop, la première ceinture de Houston. « J’ai un vélo… et j’ai aussi une voiture, d’accord. Mais je ne sors jamais du loop. Il y a tout ici ! » La topographie de Montrose lui rappelle Echo Park à L.A. « Montrose était mal famé dans les années 80 ». Dans un Texas très conservateur, les gays s’y sont installés, entamant un processus classique de gentrification, dopé par le boom pétrolier de 2010. « Les moins fortunés investissent désormais l’East End », un quartier mexicain, 5 kilomètres à l’est.
Capitale mondiale de l’air conditionné
« L’air conditionné est aussi nécessaire à Houston que l’eau sur la planète Mars ! » Paradoxe : l’homme qui tient ce discours, Petros Marcantonis, tient la West Alabama Ice House, une relique du temps où l’air conditionné n’existait pas. Grâce à des cubes de glace géants stockés dans sa cave, ce bar faisait office de frigo à bière et d’îlot de fraîcheur pour la communauté. « Les blocs, découpés dans le Grand‑Nord, descendaient le Mississippi par bateau », explique le patron. Le golfe du Mexique ne pardonne pas : sept mois par an, la ville est un étouffoir. Le quotidien se déroule dans des espaces clos – domicile, voiture, bureau… 90 % des habitations sont climatisées, s’étonnait déjà le New York Times en 1998 pour décrire la ville, autoproclamée « capitale mondiale de l’air conditionné ». Adoptée par la classe moyenne dans les années 60, la clim influence, depuis, l’architecture des maisons, construites de plain‑pied, basses de plafond, contrairement aux vieilles demeures bourgeoises qu’on trouve dans The Heights ou dans Royal Oak. La ville entretient une addiction à l’air conditionné dont elle n’est pas près de se libérer. Quand l’ouragan Ike frappe la ville en 2008, l’électricité est coupée dans le quartier de Chris Murphy. « C’était irréel, se souvient le marchand d’art. Houston devenait vulnérable. On a dû avoir recours à des générateurs, ouvrir nos fenêtres, se parler entre voisins. Les Houstoniens sont sortis de leur coquille. »
D’une culture plus proche de la Louisiane
Les quartiers de plus grand standing se concentrent, eux, autour du Menil Center, ou dans The Heights, plus au nord, aux magnifiques demeures victoriennes et créoles. Elles rappellent que Bayou City, le surnom de Houston, est culturellement davantage tourné vers la Louisiane que vers le Far West. Houston n’a pas une mentalité de garçon vacher : ici, pas de revolver à la ceinture ! Porter un Stetson constitue le comble du fashion faux-pas. Les influences sont avant tout créole et mexicaine. La ville est même construite sur des marais, comme La Nouvelle-Orléans, et se veut bien plus cosmopolite que Dallas ou San Antonio. « C’est une ville très internationale, avec une importante minorité viêtnamienne, beaucoup d’immigration en provenance de pays africains producteurs de pétrole, comme le Nigeria », explique Joseph Rhonda, serveur au Pass & Provisions, restaurant huppé du Fourth Ward où les employés des compagnies pétrolières viennent se détendre ou conclure des marchés en fin de journée. L’influence cajun s’est encore accentuée après l’ouragan Katrina de 2006, quand 300 000 rescapés de Louisiane ont trouvé refuge à Houston. Elle est palpable dans les débits de boissons, les restaurants créoles haut de gamme, comme Boudreaux et The Cloister, ou, à la bonne franquette, dans des fast foods comme le BB’s Café, petite franchise implantée dans Upper Kirby, Montrose et The Heights. On y régale la clientèle des standards cajuns, comme les gombos et les sandwiches Po’ Boy. Le liant principal de la culture gastronomique de Houston vient toutefois assurément de la frontière sud : la gastronomie mexicaine a le vent en poupe. De Bill Clinton aux stars du showbiz de passage à Houston, comme Caitlyn Jenner, la haute société a ses habitudes chez Hugo’s, un gastro mexicain de Montrose. Le gratin texan qui dîne dans un restaurant mexicain ? Impensable il y a vingt ans ; aujourd’hui, une évidence. L’absence d’obstacles naturels et la logique périurbaine ont naturellement poussé Houston à s’étirer à l’infini, mais le mouvement de densification du centre-ville est aujourd’hui une réalité. De la vitrine de son magasin d’art, Chris Murphy affirme voir « plus de Tesla et de Lamborghini », plus de piétons aussi. Son mode de vie ultra-urbain, hier incongru, est aujourd’hui envié. Juniper Jairala, employée de la Nasa, célibataire de 41 ans et propriétaire d’un loft en bordure de Montrose, roule chaque matin quarante-cinq minutes sur l’autoroute pour rejoindre son lieu de travail, le Johnson Space Center. Quotidiennement, elle accomplit le trajet inverse à celui de la génération précédente. « Je préfère habiter le centre-ville, c’est moins normé que la banlieue et on n’est pas obligé d’utiliser sa voiture pour la moindre course. Je connais tout le monde ici. Les gens sont relax, acceptent mieux les différences. » D’ici à ce que Houston devienne une ville normale et sexy, il n’y a plus qu’un tout petit pas…
Business à Houston : le pétrole avant l’espace
La Nasa est un formidable VRP pour Houston. Elle offre des retombées touristiques à la ville, une immigration hautement qualifiée et emploie environ 20 000 personnes en comptant les contractuels. Mais la vraie dynamique de la ville se trouve sous terre, pas dans l’atmosphère. Le pétrole, ici, c’est l’alpha et l’oméga. Parmi les 24 compagnies de Houston classées dans Fortune 500, le classement du magazine Fortune des 500 entreprises les plus riches des États‑Unis, 22 sont des multinationales de l’énergie. La skyline de Houston a été forgée par elles. Phillips 66, Conoco Phillips, Halliburton, Baker Hughes extraient le pétrole. GP Plain Holding (23 Mds $ de CA en 2015‑2016) construit les pipelines. Il n’y a guère que Sysco, premier distributeur américain de produits alimentaires, et Waste Management, un géant de la déchetterie, à ne pas s’occuper de pétrole. La ville est jumelée avec les capitales mondiales des hydrocarbures dans lesquelles les groupes texans ont des intérêts : Abou Dhabi, Bakou. Un trajet direct, le Houston Express, relie l’aéroport Georges‑Bush à Luanda, la capitale angolaise, avec un vol à 10 000 $ le siège (ils sont réservés aux employés expatriés des grandes entreprises). En contrepartie, la ville est très sensible aux soubresauts du prix du baril : depuis le crash pétrolier de juin 2014, elle a perdu environ 70 000 emplois, selon les estimations du Greater Houston Partnership Research.