The Good Business
Propriétaire de grands magasins bien connus des Suisses, ainsi que des marques emblématiques Lacoste, Gant ou Aigle, cette famille genevoise cultive le secret sur ses affaires depuis plus d’un siècle.
Tous les Genevois connaissent l’adresse du 6, rue Cornavin. Dans ce bâtiment d’angle du cœur de la ville se trouve le plus grand magasin de Suisse, le flagship-store de la chaîne Manor, où l’on trouve du prêt-à-porter de qualité et de l’alimentaire (au rayon frais), comme si les Galeries Lafayette avaient croisé un Monoprix des beaux quartiers. Si tout le monde se précipite chez Manor, personne ne sait que le dernier étage abrite le siège de l’un des groupes les plus secrets du capitalisme helvète : Maus Frères. Dans son portefeuille, d’autres enseignes très connues localement, comme Jumbo pour l’outillage ou Athleticum pour le sport et, surtout, les célèbres marques Lacoste, Aigle ou Gant.
Dates clés
1892 : création de la société Maus Frères, commerce en gros de bonneterie.
1902 : alliance avec la famille Nordmann pour ouvrir un magasin et poser les fondations du groupe Maus actuel.
1931 : première incursion en France, avec les magasins Prisunic d’Alsace.
1938 : ouverture de la chaîne Bergner aux Etats-Unis.
1952 : premier rayon alimentation d’un grand magasin en Suisse.
1972 : prise de participation dans le groupe Printemps, qui comprend également La Redoute ou Armand Thiery.
1991 : vente de la participation Printemps à François Pinault.
1998 : acquisition de Devanlay, licence mondiale textile et distribution.
2003 : acquisition de la marque Aigle.
2008 : rachat de la marque Gant.
2012 : prise de contrôle à 100 % de Lacoste.
2018 : vente du réseau Athleticum au français Decathlon.
Des milliardaires très discrets
Une étude de la banque UBS, publiée en octobre dernier, relève qu’il existe précisément 36 milliardaires suisses. Ce qui paraît peu au regard de la réputation du pays le plus riche du monde. Mais il ne s’agit que des nationaux, sans compter les étrangers résidents, tels les Français Gérard Wertheimer (Chanel), Patrick Drahi (Altice) ou Pierre Castel (négoce de vin). UBS ne livre pas de noms – secret bancaire oblige –, mais précise qu’ils sont actifs dans les secteurs de la santé, des services financiers et du commerce de détail. La famille Maus appartient à cette dernière catégorie, avec une fortune estimée entre 3 et 4 milliards de francs suisses (entre 2,68 et 3,57 milliards d’euros) selon le classement annuel du magazine Bilan. Une estimation qui apparaît toutefois aléatoire pour un groupe non coté en Bourse, qui ne publie pas ses comptes, et dont les dirigeants expliquent rarement toute décision stratégique !
De même, rien ne filtre sur la répartition actuelle du capital de Maus Frères SA, forcément dilué à la quatrième génération, mais qui demeurerait entièrement entre les mains de la famille. L’anonymat est un choix souvent partagé dans le capitalisme helvète : qui connaît véritablement l’industriel Thomas Schmidheiny, qui a forgé le cimentier Holcim, ou la famille Stern, propriétaire de l’icône horlogère Patek Philippe ? « Les enseignes de Maus, comme Manor ou Jumbo, sont évidemment familières du public suisse, mais personne ne sait à qui elles appartiennent, témoigne Valère Gogniat, chef du service Economie du quotidien romand Le Temps. C’est leur stratégie depuis toujours : mettre uniquement leurs marques en avant. Et les gens se doutent encore moins qu’ils sont aussi propriétaires de Lacoste ou d’Aigle. »
5,3 milliards de francs suisses
Dans une rare enquête de 2012, le journal de référence avait estimé le chiffre d’affaires global du groupe à 5,3 milliards de francs suisses (4,7 milliards d’euros) – soit, sans doute, près de 6 milliards de francs aujourd’hui en dépit du ralentissement dans la distribution. « En Suisse, il y a, par exemple, de très gros négociants en matières premières, qui pèsent plus de 100 milliards de francs de revenus tout en restant relativement inconnus de grand public, poursuit Valère Gogniat. Mais ces entreprises n’ont pas de consommateurs finaux. Cette discrétion des Maus, on peut la comparer à celle des dirigeants de Rolex, qui ne donnent pas d’interviews, alors que la marque est mondialement connue [propriété de la fondation privée Hans Wilsdorf, du nom de son fondateur, NDLR]. »
Les principales marques de l’empire Maus
Manor : distribution non alimentaire (71 % de l’activité), alimentaire (25 %) et de restauration (4 %). 69 magasins à travers la Suisse. 11 000 salariés. CA (2015) de 2,64 Mds CHF (2,36 Mds €).
Jumbo : distribution outillage, décoration et jardin. 39 magasins à travers la Suisse. 1 500 salariés. CA (estimation) d’environ 600 M CHF (536 M €).
Lacoste : prêt-à-porter et sportwear. 1 200 boutiques en propreet 10 600 points de vente dans 120 pays. 10 000 collaborateurs. CA (2017) de 2 Mds €.
Aigle : chaussures et vêtements outdoor. 350 boutiques en propre dans le monde, dont 270 en Chine, Japon et Corée du Sud. 1 100 salariés.
CA (2017) de 99 M € hors licences.
Gant : prêt-à-porter. 750 boutiques en propre dans 70 pays et 4 000 points de vente. CA (estimation) d’environ 700 M €.
Rachat de The Kooples…
C’est à une famille dont le nom est illustre que Maus Frères doit la plus importante opération de son histoire. En à peine un mois, à la fin de l’année 2012, les 22 descendants de René Lacoste cèdent un à un au groupe suisse leur participation dans la célèbre marque française. Déjà actionnaire de 35 % de l’entreprise au crocodile, au travers de sa filiale textile Devanlay, Maus contrôle désormais 100 % de Lacoste, dont il compte « engager une nouvelle phase de développement et d’expansion dans le monde » selon le bref communiqué publié alors. L’opération, qui leur a coûté environ 700 millions d’euros, illustre le recentrage du groupe vers un portefeuille de marques positionnées premium – comme en témoignent les négociations exclusives entamées en mars dernier avec The Kooples, la marque mode-rock des frères Elicha. « L’objectif est de créer un géant mondial mêlant, à travers des marques fortes, sport, mode et streetwear », explique Thierry Guibert, président de Lacoste et responsable de Maus Frères International.
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