The Good Business
Certains y voient un nouvel eldorado. Le far north, qui regorge de ressources énergétiques, est‐il toutefois à même d’accueillir sur ses terres gelées les majors mondiales du secteur ? Coup de projecteur sur ce territoire danois.
Le Groenland en quelques chiffres
- Population : 57 728 habitants dont 16 816 sont concentrés à Nuuk (2014).
- Densité : 0,02 hab/km2 (2013).
- PIB : 1,55 Md $ (2012).
- Croissance : – 1,4% (2013).
- Chômage : 4,2% (2010).
- Exportations : 91% des exportations du Groenland sont des produits de la mer.
- Aide au développement : 650 M $ de subventions danoises (2010).
Il est 13 heures à l’aéroport de Nuuk, la capitale du Groenland, et le soleil se couche. Ou plutôt, il n’en finit pas de se coucher. Le Groenland, comme la majorité des pays arctiques, ne vit en cette fin d’automne que dans la lumière d’un éternel coucher de soleil. La trentaine de passagers qui descend de l’avion ne semble pas s’en formaliser et entre rapidement dans le petit bâtiment posé au bout de la piste enneigée. A cette occasion, j’apprends que le gouvernement projette de construire un aéroport plus grand, sur une île artificielle posée dans le fjord au bord duquel la ville est construite. Un projet a priori incongru, quand on sait que le Groenland, immense territoire de 2 166 086 km2, dont 410 000 seulement sont libres de glace, est le pays le moins densément peuplé de la planète. C’est qu’en réalité la donne a changé depuis 2007, après que l’Institut d’études géologiques des États‐Unis (USGS) y a découvert d’importantes réserves de pétrole, de gaz et de métaux.
Selon les relevés effectués par l’USGS en 2008, l’ensemble de l’Arctique recouvrerait en effet près de 31 milliards de barils équivalent pétrole, soit 13% des ressources mondiales non découvertes de pétrole et 30% des réserves en gaz naturel. Situé sur la ceinture de fer et de charbon qui s’étend de l’Alaska aux pays scandinaves, le Groenland recélerait également d’immenses réserves de minerais et de terres rares (métaux qui entrent dans les fabrications de haute technologie et dont la Chine assure plus de 95 % de la production) et dispose des troisièmes plus grandes ressources mondiales d’uranium (600 000 tonnes estimées pour 40 000 consommées annuellement dans le monde). Une découverte jackpot, qui n’a échappé à aucunes grandes majors chinoise, américaine, britannique… Néanmoins, 82% de la surface du Groenland étant recouverts de glace, le sous‐sol est particulièrement difficile à exploiter. Sans parler du risque de collision avec des icebergs. Résultat, l’installation d’infrastructures représente un coût non négligeable. Ainsi, le prix d’un puits d’exploration pétrolière off‐shore peut s’élever à 100 millions de dollars, soit le double de ce qui se pratique habituellement. C’est ce qui explique la prudence des industriels du pétrole. En revanche, les activités minières étant on‐shore, les principaux acteurs mondiaux se sont intéressés de très près aux ressources du Groenland. Alors qu’elles étaient pratiquement inexistantes en 2000, les dépenses d’exploration minière atteignaient 700 millions de couronnes danoises (soit 94 millions d’euros environ) en 2011.
L’économie du Groenland boostée par le réchauffement climatique
Michael Binzer, qui dirigeait à l’époque Air Greenland, la principale compagnie aérienne du pays, se souvient : « Tous mes hélicoptères étaient loués de mars à octobre pour explorer et sonder les côtes du pays. » Le Groenland voit ainsi se monter plusieurs projets miniers d’envergure, comme celui d’Isukasia pour le fer, du fjord Citronen pour le zinc, de Kringlerne et de Kvanejfeld pour l’uranium et les terres rares, et de Fiskenaesset pour les rubis. Le géant de l’aluminium Alcoa imagine même investir 2 milliards de dollars pour construire une aluminerie approvisionnée par une centrale hydroélectrique à Maniitsoq, dans l’ouest du pays, afin de profiter des bas coûts de l’énergie. Le directeur du bureau des ressources minières du Groenland, Jorn Skov Nielsen, n’hésitait d’ailleurs pas, en 2011, à affirmer que le pays avait « le potentiel pour devenir un “émirat au nord du monde” ».
Ruée vers l’or arctique
Dans un premier temps, l’arrivée en masse des acteurs internationaux de l’énergie et des métaux est accueillie avec enthousiasme par la population. Enthousiasme qui ne tarde pas à se muer en emballement. « Alors que rien n’avait commencé, on parlait déjà de comment on allait dépenser l’argent des matières premières », se souvient Michael Binzer. C’est surtout la question de l’indépendance du pays vis‐à‐vis du Danemark que les Groenlandais ont en tête, puisque la subvention danoise compte encore pour la moitié du budget groenlandais – depuis 2009, le Groenland est devenu un territoire semi‐autonome ; il assume, notamment, la gestion de ses ressources naturelles, mais c’est le gouvernement danois qui reste en charge des affaires étrangères, de la politique financière et de la sécurité. Surfant sur cet espoir d’indépendance, le parti social-démocrate Simiut arrive au pouvoir lors des élections de 2013. Son leader, Aleqa Hammond, tient alors un discours très « identitaire, ouvertement antidanois, qui met l’accent sur le développement des matières premières comme solution à tous les problèmes économiques, sociaux et démographiques que connaît le Groenland », souligne Mika Mered, spécialiste des risques polaires et de la géostratégie arctique et antarctique. Cette victoire marque alors le sommet de l’adhésion de la nation pour l’exploitation de ses ressources.
Mais le nouveau gouvernement multiplie les erreurs. Les délais d’évaluation des impacts environnementaux et sociaux des projets, comme la prévention des marées noires ou
l’implication de l’économie locale, font s’impatienter les sociétés minières et énergétiques et préoccupent les ONG. Sans compter que le gouvernement manifeste sa volonté d’imposer des royalties sur les revenus de la mine. « Cela a considérablement refroidi l’enthousiasme des investisseurs », se souvient Martin Bel Shalmi, de la société spécialiste des services miniers Xploration Services. Le véritable tournant se produit le 24 octobre 2013, lorsque le parlement vote pour l’abrogation de la loi qui interdisait la prospection minière de l’uranium au Groenland depuis le début des années 70 afin de permettre l’exploitation du précieux gisement de Kvanefjeld – qui contient également une importante quantité de terres rares. Signataire, en 1968, du traité quasi universel de non‐prolifération des armes nucléaires (TNP), le Danemark a transmis au Groenland son interdiction de produire de l’uranium. Or, en proposant la levée de cette abrogation, le parti social‐démocrate de droite Simiut a provoqué un intense débat sur le risque environnemental du projet, situé à proximité d’une zone habitée. « Cette loi a eu pour effet de diviser le pays », regrette Michael Binzer. Tandis que les partisans y voient une opportunité pour l’emploi et l’économie, les écologistes s’inquiètent des conséquences de l’arrivée de mines dans la région. Un autre projet d’envergure cristallise les craintes des Groenlandais : en octobre 2013, le pays a annoncé sa première grande concession minière à la compagnie britannique London Mining, qui envisage de recourir à plus de 2 000 travailleurs chinois, alors que le chômage est en progression au Groenland. De plus, le développement de ce gisement pourrait entraîner une intensification du trafic maritime le long des côtes de Nuuk, avec des conséquences potentiellement désastreuses pour la pêche, qui représente 91% des exportations du pays. Quelques heures passées à Nuuk suffisent en effet à se convaincre de l’importance de cette activité. Les usines de Polar Seafood et de Royal Greenland, les deux principaux acteurs industriels de la pêche au Groenland, se dressent à l’entrée du port, et les seuls bateaux à quai sont soit le porte‐conteneurs qui exporte leur production vers le Danemark ou l’Asie, soit des navires de pêche. Plus fondamentalement, la pêche et la chasse sont au cœur de la culture groenlandaise et représentent une activité de subsistance dans de nombreux villages. La capitale, où l’exode rural est particulièrement récent, reste elle‐même très sensible à ces enjeux, le phoque constituant l’aliment traditionnel de base.
Crise du logement
Alors que le Groenland est le territoire le moins densément peuplé du monde, Nuuk peine à loger la population issue de l’exode rural. Il faut ainsi patienter en moyenne entre quinze et vingt ans pour obtenir un logement de la municipalité. Quant à la location privée, les loyers sont hors de prix (1 000 € mensuels pour un 2-pièces et 1 800 € pour un 4-pièces quand le salaire moyen, à Nuuk, est de 2 340 €). La raison est à chercher dans le coût de la construction, extrêmement élevé du fait de l’absence de matériaux sur place. Les rares promoteurs à s’aventurer sur cette terre glacée préfèrent préconstruire les immeubles au Danemark, voire en Chine, pour les assembler in situ. Des travaux sont toutefois en cours pour étendre le nouveau quartier de Qinngorput, à l’est de la ville. Modernes et agréables, les immeubles sont fidèles à la tradition avec leurs couleurs vives qui indiquent aux pêcheurs la présence d’une implantation. Mais ce développement a plutôt eu tendance à exacerber les tensions, une partie de ces logements ayant déjà été réservés aux fonctionnaires.
Une crise salutaire ?
C’est dans ce climat de défiance que les prix des matières premières ont amorcé une décrue générale, entraînant dans leur chute l’enthousiasme des investisseurs étrangers. Le pays enchaîne alors deux années de récession, en 2012 et 2013. Le Groenland plonge même définitivement dans le chaos en septembre 2014, avec la chute du gouvernement d’Aleqa Hammond qui fit suite à une affaire de détournement des fonds publics. Quatre ministres ont alors été amenés à démissionner, laissant les Groenlandais sans gouvernement, alors que les sociaux‐démocrates Simiut, élus en mars 2013, avaient remporté les élections sur de l’industrie minière. L’eldorado supposé perd alors définitivement les faveurs des investisseurs déjà frileux. Les élections législatives qui se sont tenues le 28 novembre 2014, et qui ont été à nouveau remportées par Simiut, ont révélé les nouvelles préoccupations de la population, à savoir le retour de la croissance. Deux secteurs ont été identifiés comme étant prioritaires : la pêche et le tourisme. Pour ce faire, certains partis ont proposé la construction de nouvelles infrastructures à Nuuk (un aéroport et un port), mais aussi à Qaqortoq (aéroport), quatrième ville du Groenland par sa population et qui bénéficie des températures les plus douces du pays. Si la question de l’exploitation minière est toujours présente, la tension qui l’entoure a fortement baissé depuis la chute des cours en 2013 et l’échec du projet London Mining – le cours de la société a plongé après que la Sierra Leone, où elle mène un autre projet, a été frappée par le virus Ebola. Cette situation réjouirait presque Michael Binzer. « Ce ralentissement nous laisse le temps d’expérimenter. L’année prochaine, la mine d’Aappalittoq devrait entrer en exploitation. Il s’agit d’une mine de rubis, sans danger pour l’environnement et impliquant une main-d’œuvre locale. C’est bien, pour commencer. » Chi va piano… En définitive, le timide boom des matières premières qu’a connu le Groenland a surtout servi à révéler ce qui lui manquait pour en profiter. Compliqué pour un pays aussi jeune de parler d’égal à égal avec les majors du pétrole.
Pourtant, Nuuk, dont la population affirme qu’elle n’est réellement devenue une ville qu’en 1997, après l’ouverture du centre culturel Katuaq, est rapidement revenue de ses illusions. La classe politique souhaite aujourd’hui ouvrir, au sein de l’université de Nuuk, une filière d’économie et de droit, afin de former les futurs cadres du gouvernement. Et la Greenland School of Minerals and Petroleum de Sisimiut, ville à 320 kilomètres de la capitale, forme, depuis 2008, des ingénieurs spécialistes des métaux. Le Groenland sait désormais que l’exploitation des ressources énergétiques et minières est un projet à long terme, fait de pics et de creux, d’exaltations, mais aussi de déceptions.
3 questions à Jens‐Erik Kirkegaard
Ministre de l’Industrie et des Ressources minières de mars 2013 à septembre 2014.
L’entretien a eu lieu le 19 novembre 2014, juste avant que son parti, Simiut, ne remporte les élections législatives du 28 novembre.
The Good Life : N’avez vous pas été trop optimiste sur le développement des ressources naturelles du Groenland ?
Jens-Erik Kirkegaard : Depuis que le prix du pétrole a baissé de 30%, beaucoup de projets ont perdu de leur intérêt. Mais ce creux est assez classique dans le secteur, et il est souvent suivi de pics. Selon plusieurs analyses, les prix de l’énergie pourraient revenir à la hausse d’ici à 2016. En ce qui concerne la mine, le prix du zinc est encore haut, ce qui est positif. Quant au projet d’uranium et de terres rares de Greenland Minerals and Energy (Kvanefjeld), il devrait être développé. La mine de rubis qui entrera en production en 2015 sera un signal positif adressé au reste du monde.
TGL : La Chine est-elle toujours un partenaire important pour le Groenland ?
J.-E. K : La Chine est très intéressée par l’Arctique dans son ensemble et, bien entendu, nous avons essayé d’attirer ses investisseurs. Toutefois, nous nous sommes aussi adressés à l’Australie, au Canada, ainsi qu’à certains pays européens et asiatiques. L’intérêt de la Corée du Sud a été plus concret. Mais ce qui a retenu l’attention, c’est la possible arrivée de travailleurs chinois au Groenland. C’était réel, mais les médias en ont fait trop.
TGL : Quelle est la priorité de votre parti ?
J.-E. K : La priorité absolue, c’est l’éducation. Une grande partie de la population ne parle que groenlandais, alors que beaucoup de livres sont en danois. Sur l’économie, notre priorité est de soutenir la pêche, le tourisme, et de développer les infrastructures. Nous comptons, par exemple, sur le site d’Ilulissat [fjord glacé classé en 2004 au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco, NDLR] et sur la présence d’un aéroport important à proximité pour attirer les touristes européens ou américains. L’exploitation des ressources naturelles du pays sera nécessaire pour acquérir notre indépendance, mais ce n’est pas notre priorité.