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« L’inconnu de la Grande Arche » de Stéphane Demoustier retrace le destin tragique du Danois Johan Otto von Spreckelsen, architecte visionnaire brisé par la machine politico-administrative de la France mitterrandienne.
À l’initiative de François Mitterrand, l’État lance un concours d’architecture d’une ampleur inédite pour édifier le projet dit de la « Tête-Défense », dans le quartier d’affaires de l’ouest parisien. Parmi plus de quatre cents projets de cabinets d’architectes, dont certains de renommée internationale, le jury, approuvé par le président socialiste, retient à la surprise générale celui du Danois Johan Otto von Spreckelsen, inconnu au bataillon, qui séduit néanmoins par sa forme audacieuse : un cube monumental de 112 mètres de côté, évidé en son centre pour former une Grande Arche. Du jour au lendemain, Spreckelsen se retrouve propulsé à la direction du plus vaste chantier de son temps qui marquera à jamais le paysage de la Défense, à Paris.
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Plongée fascinante dans le Paris des années 1980
Ainsi s’ouvre L’Inconnu de la Grande Arche du réalisateur Stéphane Demoustier – titre à double fond qui se réfère autant à son concepteur qu’à une part de mystère trouble entourant le monument dès sa construction. L’occasion d’une plongée fascinante dans le Paris des années 1980, ville-monde à l’informatique naissante, gouvernée par un monarque parfois machiavélique. « C’est une histoire assez peu connue, même en France. En cela, le film porte bien son nom », observe Xavier Dolan, que nous rencontrons à l’occasion. Le comédien y interprète le rôle du technocrate Jean-Louis Subilon, élégant courtisan aux costumes de feutre, au goût prononcé pour l’intrigue et la cigarette.
Ce long-métrage est en fait adapté du roman-enquête de Laurence Cossé La Grande Arche, publié en 2016 chez Gallimard, qui revient sur le destin funeste de Spreckelsen, génie malheureusement incompris dont le talent, peut-être trop pur, s’est cogné à la realpolitik. L’architecte entend en effet bâtir son Arche conformément à sa vision initiale, mais déchante face aux contraintes imposées. « C’est à la fois l’intérêt et la tragédie de cette histoire, le film déploie avec beaucoup d’éloquence et d’élégance le drame des artistes inconnus dont les grands rêves se heurtent à la réalité des budgets. C’est universel et intemporel », reprend humblement Dolan, qui nous avoue avoir connu ce genre de déconvenues.
Une « fenêtre ouverte sur le monde »
Connu pour son approche minimaliste et géométrique, Spreckelsen imagine un cube parfait placé dans l’axe historique de Paris, dont l’immense vide central, qui pourrait contenir la cathédrale Notre-Dame de Paris, accentue l’effet de monumentalité. Une « fenêtre ouverte sur le monde », en contraste avec l’Arc de Triomphe, symbole militaire. Mitterrand veut, lui, en faire un lieu consacré aux organisations internationales, aux ONG et à la communication entre les peuples.
Mais les relations entre Spreckelsen et ses clients sont tendues. Ce Danois pense différemment. Visionnaire, idéaliste, perfectionniste – et un brin austère –, il peine à jouer le jeu de ses interlocuteurs. Il se prend les pieds dans le tapis de la cour mitterrandienne et de la bureaucratie française, véritable enfer de paradoxes d’un pays qui prétend vouloir aller vite mais s’empêtre dans des blocages absurdes. « Ce qui m’intéresse chez lui, c’est qu’il se bat pour ses idées. J’admire à quel point il défend ce qu’il estime être essentiel. Pour autant, il ne parvient pas à composer avec le réel », explique ainsi Stéphane Demoustier, réalisateur du film. Le concours prévoit qu’en cas de victoire d’un architecte étranger, celui-ci doit être épaulé par une équipe technique française. Spreckelsen confie donc la construction de l’Arche à Paul Andreu, interprété ici par Swann Arlaud, pour mieux se concentrer sur la conception.
La Grande Arche : un bâtiment complexe
Le chantier se révèle plus difficile que prévu, en raison du sous-sol et des dimensions imposantes de l’immeuble. L’architecte veut en outre y apposer du marbre de Carrare blanc, le même que celui utilisé pour de grands monuments italiens, qui doit donner à l’Arche une pureté lumineuse presque spirituelle. Mais le monument devra être progressivement revêtu de granit, plus résistant, lors des rénovations ultérieures. En raison de contraintes techniques, la hauteur finale doit par ailleurs être légèrement supérieure à la largeur, brisant la pureté des proportions voulues. Pour ne rien arranger, la cohabitation de 1986 offre au nouveau gouvernement Chirac l’occasion de saborder le financement du projet. On se résout à abandonner des éléments majeurs : le « nuage » de verre, censé s’étendre largement de part et d’autre du monument, le parc verdoyant dans lequel Spreckelsen le concevait, et les fameuses « collines » — ces répliques miniatures du Cube, qui devaient l’entourer.
Otto met trop d’affect dans son œuvre. Son caprice de grandeur vire peu à peu au délire paranoïaque. Il bascule rapidement de la gloire au drame, vivant très mal les compromis imposés, ce qui le pousse à quitter le projet avant son achèvement, laissant à Paul Andreu la finalisation du chantier. Spreckelsen se retire au Danemark où il meurt prématurément en 1987 à seulement 58 ans, officiellement des suites d’un cancer, deux ans avant l’inauguration de l’Arche. Certains estiment que le stress a pu aggraver son état de santé, sa femme ayant toujours affirmé que cette expérience l’avait brisé moralement et physiquement.
Aujourd’hui, l’Arche de la Défense est un bâtiment parisien certes emblématique, durablement associé au président Mitterrand, mais il demeure compliqué dans son usage. Occupé en partie par le ministère de la Transition écologique et quelques acteurs privés, il n’a pas vraiment pris la fonction initiale qu’il devait. Son toit, par exemple, après avoir un temps servi d’espace d’exposition, reste vide. « L’Arche, dans son amplitude et sa posture, est admirable. Mais le fait de savoir à quel point le projet a été détourné, même travesti, apporte une émotion supplémentaire, une dimension tragique indéniable », conclut Xavier Dolan. L’histoire de l’artiste écrasé par son œuvre, qu’il rêvait pure, mais ternie par le pouvoir.
L’Inconnu de la Grande Arche de Stéphane Demoustier, sortie en salles le 5 novembre 2025.
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