Culture
S’il existe un printemps de l’art, l’Espagne, et tout particulièrement Madrid, est en train d’en goûter tous les fruits. Un véritable réveil artistique qui, al final, touche tout le pays.
« La crise est derrière nous, nous n’avons fait que des ventes exceptionnelles à Arco cette année », s’exclame la galeriste Juana de Aizpuru, dont le stand est le plus important de la foire madrilène d’ art contemporain qui se tient chaque année en février. « Nous avons reçu des groupes des musées de Houston, de Miami, de la Tate de Londres, du Metropolitan de New York, qui ne venaient pas les années précédentes, et les galeries ont présenté au public des pièces plus importantes que d’habitude, confirme Carlos Urroz, le directeur de la foire. La galerie Thaddeus Ropac a vendu des pièces à plus de 500 000 euros, et la galerie Hauser & Wirth, un pavillon de Dan Graham. » La seule présence à Arco d’une galerie comme Hauser & Wirth, considérée comme la plus puissante du monde avec Gagosian, atteste qu’un vent nouveau souffle sur la scène de l’ art espagnol.
De fait, les bonnes nouvelles n’ont cessé d’affluer depuis quelques mois. Hauser & Wirth a annoncé officiellement qu’elle représentait désormais Eduardo Chillida, le grand sculpteur basque, et qu’elle allait activement contribuer à rouvrir au public la fondation Chillida, à Saint-Sébastien. Officieusement, il se murmure aussi qu’elle va créer une nouvelle antenne sur la Isla del Rey, à Minorque. Dans la foulée, la collectionneuse d’origine vénézuélienne Ella Fontanals-Cisneros, fondatrice de la Cisneros Foundation, a créé la surprise en annonçant qu’elle fermait son espace de Miami pour en créer un à Madrid. Elle offre à l’Etat espagnol une partie de sa fabuleuse collection d’art latino-américain, soit plus de 3 000 œuvres qui seront montrées en rotation à La Tabacalera, l’ancienne régie espagnole des tabacs, reconvertie en espace d’exposition. A cette occasion, le deuxième étage sera restauré, d’ici à 2020.
De son côté, la Turinoise Patrizia Sandretto Re Rebaudengo a déclaré qu’elle allait délocaliser une partie de sa très riche collection d’ art contemporain à Madrid. Un prêt à long terme d’une centaine d’œuvres signées Doug Aitken, Matthew Barney, Maurizio Cattelan ou encore Cindy Sherman viendra enrichir, d’ici à la fin de 2019, le « mall culturel » que constitue le Matadero, un gigantesque centre culturel et artistique installé dans un ancien abattoir de Madrid. « L’arrivée de la collection Sandretto Re Rebaudengo dans nos espaces, ainsi que celle d’Ella Fontanals-Cisneros à La Tabacalera, va ajouter de la valeur à la scène madrilène, déclare Rosa Ferré, directrice du Matadero. Cela va faire venir un nouveau public, local et international. »
De fait, le nouveau public est déjà présent. « On sent depuis deux ans que les collectionneurs étrangers veulent explorer de nouvelles places. Ils se sont lassés du classique circuit Paris – Londres – New York ; les foires mainstream qui montrent toujours les mêmes artistes les ennuient et ils se tournent vers des foires de découverte comme Arco. Ils sont également sensibles à l’effervescence des galeries d’art contemporain à Madrid. Depuis deux ans, une quinzaine ont ouvert dans la calle del Doctor Fourquet, juste derrière le musée Reina Sofía, dans le quartier populaire de Lavapiés. Il y a aussi l’effet Airbnb qui joue, la démultiplication des vols, le climat agréable, si bien que Madrid est devenue une destination à la mode », explique Sabrina Amrani, la présidente de l’association des galeries de Madrid, qui organise, chaque année en septembre, l’Apertura Madrid Gallery Weekend, auquel participent 46 enseignes.
La crise catalane n’est pas sans jouer un rôle dans cette dynamique, elle favorise la capitale espagnole vers laquelle les entreprises et le pouvoir financier se tournent. Vers qui afflue également toute une communauté de riches vénézuéliens fuyant le régime de Nicolás Maduro, qui se révèlent être de grands acheteurs d’art. « L’élection de Donald Trump a aussi contribué à ce que les latinos américains aisés choisissent l’Europe, et tout particulièrement l’Espagne, plutôt que les Etats-Unis pour acquérir une résidence secondaire. On les trouve désormais dans les conseils d’administration de tous les grands musées de Madrid. Ils sont mécènes dans l’âme et participent beaucoup au rebond du monde de l’art en Espagne », explique Carlos Urroz, qui a fait d’Arco Madrid et d’Arco Lisboa, créée en 2016, des vitrines relais de la scène artistique latino- américaine.
Cette année, pas moins de quinze galeries brésiliennes et sept galeries argentines ont fait le déplacement. « Tous les deux ans, nous lançons une invitation à un pays d’Amérique latine. En 2015 c’était la Colombie, en 2017, l’Argentine et en 2019, ça sera le Pérou », précise-t-il. La puissante galerie barcelonaise Nogueras Blanchard, qui représente des artistes tels que l’Argentin Leandro Erlich ou le Cubain Wilfredo Prieto, ne s’y est pas trompée. En 2012, elle a ouvert une antenne dans la calle del Doctor Fourquet. « C’est à Madrid que le marché se concentre désormais. Il était logique de nous y installer et de choisir la calle del Doctor Fourquet pour emplacement, dont la proximité avec le musée Reina Sofía est un atout de taille », explique Martim Dias, le responsable de la galerie madrilène. L’essor de cette rue, qui réunit de jeunes enseignes comme Maisterravalbuena, García Galería ou Casa Sin Fin et des vétérans tels que Moisés Pérez de Albéniz ou Helga de Alvear, renforce la nouvelle configuration géographique de l’art contemporain à Madrid, qui se déporte depuis une dizaine d’années vers le sud de la ville.
Auparavant, les visiteurs avaient déjà fort à faire avec les nombreuses institutions qui bordent le « paseo del arte », deux kilomètres de promenade bordés d’une quinzaine de musées, dont le musée du Prado, le musée Thyssen-Bornemisza et le musée Reina Sofía. Désormais, il existe, au-delà du Reina Sofía, un nouveau couloir culturel. Il passe par la calle del Doctor Fourquet, se poursuit vers la Casa Encendida, un centre d’art ouvert par la fondation Montemadrid en 2002, il se prolonge vers La Tabacalera, née d’une initiative de quartier en 2010, et aboutit au Matadero, cet ensemble de pavillons de style néomudéjar qui s’étend sur 165 415 m2, et qui est fréquenté par 1,2 million de visiteurs par an depuis son ouverture en 2006.
Si l’on ajoute à ces espaces des institutions comme les fondations Mapfre et Juan March, la Caixa Forum, le Círculo de bellas artes, le Centro Centro, la Sala Alcalá 31 et, en périphérie, le Centro de Arte Dos de Mayo, Madrid possède désormais, en matière d’art moderne et contemporain, une offre exceptionnelle, et le plus souvent gratuite. « Les salaires sont très bas, le chômage est important, la gratuité des institutions fait partie de la nouvelle démocratie. Depuis la mort de Franco, il y a un désir de donner au public un accès à l’éducation à travers ces espaces dédiés à la culture » déclare João Fernandes, directeur adjoint du musée Reina Sofía, dont l’entrée est payante en journée, mais gratuite de 19 heures à 21 heures, ainsi que le dimanche. Au-delà même de la gratuité, la plupart des espaces d’art ont pour objectif de jumeler expositions et programmes à vocation sociale, souvent d’une extraordinaire richesse. « Notre rôle est de faire de l’art et de la culture un instrument de transformation sociale » confirme Manuel Segade Lodeiro, directeur du Centro de Arte Dos de Mayo (CA2M) qui s’impose comme une institution exemplaire de cette volonté à la fois d’expérimenter et de n’exclure personne.
Situé à vingt minutes en train du cœur historique de la capitale, à Móstoles, dans une banlieue déshéritée, le CA2M est une sorte d’ovni qui, depuis dix ans, se joue tous les jours des difficultés de son environnement. Manuel Segade Lodeiro y mène une politique d’exposition ambitieuse, puisant notamment dans la richesse de ses fonds, puisque le CA2M abrite à la fois la collection d’art de la communauté de Madrid et celle de la fondation Arco, qui comprend des pièces historiques de Donald Judd, de Richard Serra ou encore de Valie Export. Sur son budget de programmation, Manuel Segade Lodeiro n’hésite pas à dédier 40 % à des activités grand public et à des programmes d’éducation, qui vont d’une école informelle pour les jeunes décrocheurs à une université populaire pour les retraités ou à un atelier de tricotage pour les femmes de Móstoles.
« Nous nous calons sur les pratiques du public. Quand les adolescents du quartier viennent danser sur notre toit-terrasse, nous créons aussitôt un atelier de danse et nous programmons une exposition autour du voguing dans laquelle ils peuvent découvrir les œuvres d’Andy Warhol, de Zoe Leonard, d’Adrian Piper… » On retrouve ce même mélange des genres au Matadero, où l’on croise de grandes installations réalisées in situ, des studios d’enregistrement, des résidences d’artistes, de cinéastes ou de performeurs, des ateliers de recherche sur le féminisme ou sur l’afroconscience et un marché bio le samedi !
A La Casa Encendida, Tania Pardo, responsable des expositions, parle moins des œuvres de Louise Bourgeois ou de Ryan Trecartin, qu’elle expose pourtant, que des 1 250 activités dédiées aux 800 000 visiteurs annuels. « Dans les étages, explique-t-elle, on croise autant d’amateurs d’art que de jeunes filant au laboratoire 3D, de migrants venus pour les cours d’espagnol pour étrangers ou de chômeurs profitant des postes Internet mis à leur disposition. Pour nous, ce brassage de public est la vocation même du centre. »
L’auberge espagnole a décidément du bon. A Madrid, on pratique l’art all inclusive et personne ne reste sur le bas-côté. « A La Casa Encendida, on peut même venir avec son chien, confie Tania Pardo. On est dog-friendly… » Nous voilà prévenus.
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