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Visite exclusive chez l’un des plus grands horlogers vivants. Farouchement indépendant, multirécompensé et fidèle au poste, chaque matin, dans sa manufacture genevoise. Attention : génie.
Son histoire pourrait être le pitch d’un film hollywoodien : par quel miracle un enfant dissipé, presque un cancre, né à Marseille en 1957, est-il devenu l’un des plus grands horlogers de notre ère ? À l’aune des critères actuels, on dirait probablement de François-Paul Journe qu’il est HPI, voire Asperger.
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Tout entier dévoué à son obsession d’inventer et de fabriquer les montres les plus irréprochables qui soient, Journe n’a pas de temps à perdre pour le small talk ou la promo. Quand on le croise dans les couloirs de sa manufacture au cœur de Genève, peu avant notre entretien, il salue comme un automate du XVIIIe siècle, l’âge d’or de l’horlogerie qu’il chérit tant. Les zygomatiques s’actionnent, mais le visage reste raide. Ce n’est pas qu’il soit désagréable (ce qu’on pourrait penser de prime abord), plutôt que la sociabilité n’est pas sa tasse de thé. Et il se fiche comme de l’an quarante d’y remédier.

À quoi reconnaît-on le « génie » – un terme souvent employé à propos de François-Paul Journe – d’un horloger contemporain ? À sa capacité à innover, tout en rendant hommage à des dispositifs pluricentenaires tels que le remontoir d’égalité ou la résonance, qui permettent d’atteindre une précision inégalée dans une montre mécanique. D’autres mécanismes aussi légendaires que complexes, comme le quantième perpétuel, le tourbillon, la grande sonnerie ou la répétition minutes, ont également fait l’objet de brevets déposés par F.P.J., ainsi que d’innombrables récompenses.
Si la manufacture ne fabrique que 1 500 montres par an, l’engouement qu’elles suscitent est monumental : il faut des années avant d’espérer s’en procurer une. Encore doit-on, au préalable, être adoubé par le vendeur d’une des dix boutiques dans le monde – « vendeur » n’étant d’ailleurs pas le terme idoine, puisqu’il n’y a strictement rien à vendre, « profileur » conviendrait mieux. Comme dans un film, le personnel s’emploie à cerner finement chaque candidat à l’achat d’une tocante.
Connaît-il suffisamment l’horlogerie ? Chéritil vraiment la marque ? Est-il prêt à patienter ? Choisir ses clients est un luxe, qui aide à séparer le bon grain (les vrais fondus d’horlogerie, comme Francis Ford Coppola, Jean Todt, Dany Boon ou, plus récemment, Mark Zuckerberg) de l’ivraie (les spéculateurs qui font flamber les prix sur le marché de l’occasion). Car F.P.Journe est la seule griffe à égaler, voire dépasser, Patek Philippe ou Rolex sur les sites de seconde main, et lors des ventes aux enchères les plus courues de la planète.

Ainsi, fin 2024, à Genève, la F.P.Journe Tourbillon Souverain à Remontoir d’Égalité « 15/93 », la deuxième montre fabriquée par Journe en 1993, a atteint le record de 7,32 millions de francs suisses – presque 7,8 millions d’euros – lors d’une vente aux en – chères chez Phillips. Un record absolu pour un horloger indépendant. Mais revenons aux débuts. Marseille. Le gamin n’ayant aucun attrait pour l’école, c’est l’apprentissage horloger dès ses 14 ans.
Pour la première fois de sa vie, François-Paul se prend de passion et comprend tout, quand ses camarades ont tendance à dire (c’est la crise du quartz) : « Pourquoi étudier alors qu’on ne fera que changer des piles ? » Journe parfait ensuite sa formation avec son oncle Michel, installé à Paris, un pendulier reconnu qui lui fait découvrir les pionniers des XVIII et XIXe siècles, tel Abraham-Louis Breguet, jusqu’aux plus récents maîtres, comme George Daniels. « Depuis, nous n’avons pas inventé grand-chose, à part des alliages et la miniaturisation », lance François-Paul Journe dans le coin salon du vaste hall d’entrée de la manufacture.
Parfois, un sourire malicieux éclaire son visage. On le sent comme protégé par la collection qui nous entoure, la sienne, hors norme : une spectaculaire horloge astronomique (1855) de Constantin-Louis Detouche, un rarissime régulateur à résonance (1780) d’Antide Janvier, sans compter le plafond, tout entier orné des reproductions de l’Astronomicum Caesareum, un traité établi en 1540 par l’astronome et mathématicien de Charles Quint. C’est dans cette rue tranquille de Genève, en lieu et place d’une ancienne fa – brique de lampes à gaz – classée monument historique par la municipalité –, que François-Paul Journe s’est installé voilà plus de vingt ans.

Un bâtiment en forme de parallélépipède, aucune enseigne à son nom, mais de grandes baies vitrées, une volée de marches qui mène au hall et, au-delà, cachés des regards, les ateliers de la manufacture qui occupent plusieurs étages. Une situation unique : aucune « usine » horlogère ne subsiste dans le centre. Trop contraignant, trop cher. Mais Journe n’en changerait pour rien au monde, notamment parce qu’il aime pouvoir « rentrer chez lui à pied » pour déjeuner le midi.
D’autres raisons entrent en ligne de compte : une pointe de joie enfantine, ou de snobisme, à être le dernier des Mohicans en ville, et la praticité d’avoir tout sous la main, même si c’est à Meyrin, en banlieue genevoise, dans un immeuble flambant neuf, que sont fabriqués les cadrans et boîtiers des montres Journe. Ces deux sociétés, les Cadraniers de Genève et les Boîtiers de Genève, appartiennent à 100 % à F.P.Journe. Des machines à commande numérique et autres engins de pointe co habitent avec des savoirs ancestraux.
Éloge de la lenteur et de la précision
Surtout, le moindre centimètre carré de la manufacture étant pris, il sait qu’ici, on lui fichera la paix : impossible d’augmenter la production comme le voudraient la logique capitaliste et certains de ses admirateurs, las d’attendre. Après le hall, la rationalité du sous-sol fait contraste. Des machines à commande numérique occupent des pièces exiguës.

Au total, sept engins ultramodernes, coûtant près de un million d’euros l’unité, usinent avec une précision magistrale les centaines de minuscules composants, souvent pas plus épais qu’un cheveu, destinés à chaque calibre – l’équivalent du moteur pour une montre mécanique. Si les rouages, ponts, barillets ou platines voient le jour ici, il faut grimper à l’étage pour découvrir l’étape suivante.
Là-haut, c’est le royaume du calme, de la lumière et du bois clair. D’un côté, des techniciennes spécialisées ajoutent un décor – un anglage, des côtes de Genève ou du perlage – aux calibres qui sont préalablement assemblés de l’autre côté par une vingtaine d’horlogers, dont les bureaux-établis vitrés se succèdent le long d’un couloir. Ils semblent plus âgés à mesure qu’on avance et que la complexité des montres augmente – le summum étant l’Astronomic Souveraine. Puis, juste avant la salle du SAV, un dernier bureau. C’est celui du patron.
Pourtant, pas de stores occultants ni de signe distinctif. François-Paul Journe travaille ici tous les jours. Réfléchit. Assemble des montres, comme les autres. Parfait ses idées sur ordinateur, car il ne dessine pas à la main. Des loisirs ? Il rit doucement. Concède avoir aimé et étudié la peinture. S’être essayé au golf. Adorer les échecs. Mais de tout cela, il se tient à distance : « Jadis, j’avais tant besoin de travailler que ce n’était pas le moment. Maintenant, je pourrais, sauf que j’ai perdu l’habitude. Et puis, dit-il, pour devenir champion de golf, peintre ou joueur d’échecs [on ajouterait horloger, NDLR], il faut y consacrer tout son temps. »

L’un de ses proches collaborateurs confirmera : « François-Paul n’a qu’un seul but dans la vie : accomplir sa vision de l’horlogerie. » Ce collaborateur décrit un patron artiste en prise directe avec ses employés, assez cash, qui rémunère très bien, qui crée et choisit tout, y compris les chocolats servis avec le café, aux saveurs audacieuses (piment d’Espelette-cannelle et aniscardamome). À croire que François-Paul Journe veut incarner en totalité, et partout, la devise latine qui orne ses cadrans depuis les débuts : Invenit et Fecit ( il l’a inventé et il l’a fait ), soit la signature qu’utilisaient jadis les meilleurs horlogers distingués par le roi de France.
Les mouvements du cœur
À un tel niveau d’exigence, il va de soi que la maison Journe n’a pas d’égéries, ne dispose d’aucun expert en marketing, ne fait pas certifier ses mouvements par des organismes de contrôle – la précision, c’est François-Paul qui s’en porte garant. Enfin, elle ne cède à aucun investisseur désireux d’entrer dans l’affaire.

Seule exception : les frères Wertheimer, propriétaires de Chanel et collectionneurs de montres Journe, ont acquis 20 % du capital, constituant ainsi une sorte de minorité de blocage. « Je voulais que ma société soit inattaquable s’il m’arrivait quoi que ce soit, explique François-Paul Journe. Je sais que quelques prédateurs seraient venus tourner autour de mes enfants. Avec Chanel, je suis tranquille. »
La succession ? Ses deux fils ne s’y destinent pas, n’étant pas dans l’horlogerie. « Ce n’est pas grave, affirme Journe, on verra plus tard, avec les petits-enfants. » Mais d’ici là, François-Paul a tellement de projets… Après l’ouverture fin 2023 d’une brasserie chic et déjà étoilée rue du Rhône, parsemée de subtiles références horlogères, il supervise les plans et la construction d’un musée qui devrait ouvrir au printemps 2026, toujours à Genève. Il s’occupe également de sa mère, qu’il a installée récemment près de lui, et continue ses actions caritatives.
Des exemples ? François-Paul Journe soutient la Fondation Prince-Albert-IIde-Monaco, ou encore l’Institut du cerveau et de la moëlle épinière, à Paris. Chaque année depuis 2015, il organise également le concours Young Talent Competition, qui récompense de 50 000 francs suisses la création d’un jeune horloger.

Sur le versant horloger, cet homme, qui « déteste la campagne » pour l’avoir trop fréquentée dans sa jeunesse, a comme ambition de rester là, en pleine ville, pour continuer de se rapprocher de la perfection. Comme une montre qui battrait à une si faible fréquence qu’elle battrait toujours, impeccablement.
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