The Good Business
Cet ancien « mao » a été l’assistant de Michel Foucault au Collège de France, avant de scruter l’univers de l’entreprise avec l’appétit d’un chercheur dans son labo. François Ewald forme aujourd’hui des dirigeants de haut vol au « leadership responsable », absent des programmes des écoles de commerce et de gestion. Parce que « la lucidité, ça s’apprend ! » proclame-t-il.
Il entretient son gabarit nerveux en se déplaçant à Vélib’. Il décoiffe ses cheveux blancs à force d’éclats de rire, comme un enfant. François Ewald se félicite d’avoir su, dit-il, se libérer du « ressentiment du monde universitaire ». Ce philosophe français est aujourd’hui professeur à l’université de recherche Paris Sciences et Lettres (PSL Research University), où il dirige une formation au leadership responsable, un enseignement sur mesure qu’il concocte à l’intention de dirigeants de haut vol, des pointures déjà en poste dans de grands groupes ou institutions – Aéroports de Paris, Bic, Caisse des dépôts, Artémis, Scor, Image 7, CFDT… –, et pour lesquels il ravive et adapte les pratiques spirituelles chères aux philosophes de l’Antiquité. Un thème, celui de la responsabilité, dont il a su, avant d’autres, pointer la carence au sein des programmes des écoles de commerce et de gestion. « Ces écoles axent leur enseignement sur le seul leadership, note-t-il. Ces futurs grands décideurs reçoivent un enseignement destiné à maximiser les résultats économiques et financiers de l’entreprise. Mais rien qui leur permette, à travers la notion de responsabilité, de se construire eux-mêmes. »
La culture du risque
Soudain, son visage menu se crispe, deux plis verticaux apparaissent à la naissance du nez, le regard se fixe. François Ewald creuse son sujet : « Il ne s’agit pas d’envisager la responsabilité au sens d’un devoir, d’une éthique supplémentaire dont il faudrait supporter la charge, mais comme une ressource. Ceux qui opèrent aujourd’hui à la barre de grands groupes ou de grandes institutions sont confrontés à des dilemmes moraux. Prendre des décisions justes implique de se connaître soi-même, d’anticiper les difficultés et les conflits. » Le programme élitiste et personnalisé fait alterner séminaires théoriques et ateliers – l’un d’entre eux est dédié aux techniques de la délibération, ce processus de prise de décision théorisé par Aristote –, au sein desquels les auditeurs confrontent leur propre expérience à celles d’intervenants très expérimentés dans leur domaine. Parmi les derniers conférenciers en date : le journaliste économique François Lenglet, venu s’exprimer sur ce rapport particulier qui le relie au spectateur, figure à la fois présente et absente, invisible et néanmoins critique ; ou Guy Canivet, membre du Conseil constitutionnel, qui a évoqué la très inconfortable charge du juge, aussi hautement responsable qu’irresponsable, en ce sens que nul n’est autorisé « à juger sa décision ». Ces échanges s’accompagnent d’interventions et de conférences d’une pléiade de jeunes philosophes contemporains, à la fois conceptuels et pragmatiques – Xavier Pavie, Charles Pépin, Cynthia Fleury (également psychanalyste)… –, dont la réflexion nourrit une sphère économique en quête d’humanité. François Ewald se félicite de l’assiduité de ses auditeurs. « On me les avait décrits comme “très occupés”, risquant de lâcher prise au bout de quelques semaines. Au contraire, ils se sont montrés très mobilisés. Ils nous ont expliqué comment ce parcours les avait changés. »
La crise de 2008 et l’attitude de banquiers ultralibéraux décrétant leur irresponsabilité bancaire ne sont pas étrangères à cette urgence pédagogique perçue par François Ewald. Il a ressenti le besoin d’inciter les jeunes cadres de haut niveau à s’affranchir d’un certain prêt-à-penser scolaire et à s’accomplir pleinement dans leurs fonctions exécutives. Certaines déclarations d’alors l’ont fait bondir comme celle de ce dirigeant d’un grand établissement financier qui s’exclamait, au lendemain de la chute de la banque américaine Lehman Brothers : « Personne ne pouvait imaginer ce scénario de crise financière ! » ou cet autre, qui se contentait de pointer la « faute des agences de notation ». Mais cela faisait bien longtemps, alors, que ce thème-là captivait ce chasseur de matériaux intellectuels, venu à la responsabilité – le mot vient du latin sponsio, qui signifie « engagement » –, par le biais de la culture du risque, dans le sillage de l’économiste Denis Kessler. « J’ai soutenu ma thèse, L’Etat providence, en 1986, au moment où Claude Bébéar faisait muter la profession des assurances en France. C’est alors que les assureurs ont créé la revue Risques, qui débattait du rôle de l’assurance au regard des grands enjeux de société », explique François Ewald. Claude Bébéar, Denis Kessler, Michel Albert (disparu en mars dernier) : trois « géants » cités en exemple par le philosophe, qui n’a pas hésité à « prendre des chemins de traverse », lui qui fut militant maoïste au début des années 70, pour accompagner la naissance du Medef, alors présidé par Ernest-Antoine Seillière, quand ce dernier lancera le thème de la « refondation sociale » tout en portant l’idée d’accélérer la mutation des patrons en entrepreneurs.
Grand pouvoir, grandes responsabilités
« L’assurance et son vivier de décisions juridiques constituaient une manne incroyable pour un intellectuel, se remémore François Ewald. J’étais immergé dans le plus beau laboratoire de droit, d’économie, de sociologie et de gestion qu’on puisse imaginer, avec, en temps réel, accès à des milliers de données dans tous les domaines du risque : responsabilité médicale, produits défectueux, catastrophes naturelles, et, bien sûr, tous les problèmes sociaux liés à la retraite, à l’assurance maladie, etc. L’irruption du sida et les progrès de la génétique ont obligé à repenser certains contrats, en même temps qu’ils nous amenaient à réactiver des concepts de solidarité déjà très présents au XIXe siècle. J’ai traité de tous ces sujets qui émergeaient alors. » Selon François Ewald, la responsabilité est liée au pouvoir dont on dispose. Et de citer en exemple les extraordinaires progrès de la science climatique, et la détermination individuelle qui en découle. « Pour l’heure, nous nous sentons responsables de l’élévation de la température moyenne. Mais si nous parvenons à la contrôler, nous allons passer à un niveau de responsabilité supérieure, qui est celle de la gestion du climat. Une responsabilité énorme ! observe-t-il. La disparition du poids du destin comme seul responsable de nos actes rend les choix personnels encore plus difficiles. Prenez l’horrible dilemme du maintien en vie de Vincent Lambert : arrêter la machine revient à le tuer ! » Aucun sujet ne semble échapper à l’œil acéré de ce philosophe, qui scrute la vie d’aujourd’hui avec l’appétit d’un chercheur et le mental d’un néoreligieux. Ce chef d’une tribu familiale stable – une seule et même femme depuis quarante-trois ans, deux enfants, cinq petits-enfants –, et lui-même le deuxième de six garçons d’une famille catholique, marque une pause dans ce déferlement d’idées. Mais c’est pour mieux souligner « la » grande question d’aujourd’hui : « Comment pouvons-nous construire une société vivable ? » Réflexion dont il tempère aussitôt l’angoisse en soulignant le caractère ancien de la problématique. « Ce sont les technologies et leur mise en forme qui sont nouvelles, et non pas les problèmes qu’elles soulèvent. » Les réseaux sociaux ? « Ils sont reliés à ce besoin fondamental de communiquer. Le problème est que beaucoup de gens s’expriment sur une situation, sans hiérarchie entre les avis émis. La parole du lanceur d’alertes, celui qui énonce le doute, est aujourd’hui aussi importante que celle du scientifique. » Le traitement des données de masse, le big data ? « Un grouillement de données en prise directe avec la théorie de la connaissance. Il nous ramène à cette notion du rapport établi par Michel Foucault entre savoir et pouvoir. »
Michel Foucault, dont François Ewald se revendique plus que jamais dans sa démarche intellectuelle d’aujourd’hui : « Il ne s’enfermait pas dans la philosophie abstraite, mais travaillait sur des pratiques concrètes : l’enfermement, les malades mentaux, la folie… Il faisait apparaître les problématiques qui organisent ces pratiques. » Une méthode dont François Ewald n’a pas fini de s’inspirer.
Biographie
- 1946 : naissance à Boulogne‑Billancourt.
- 1966-1970 : étudiant en philosophie à la Sorbonne.
- 1975-1984 : assistant de Michel Foucault au Collège de France.
- 1986 : doctorat d’Etat en philosophie politique ; publication de sa thèse,
L’Etat providence (Grasset). - 1993-1997 : directeur des affaires publiques à la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA).
- 1997-2012 : professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), titulaire de la chaire d’Assurances.
- Depuis 2002 : président, puis directeur de l’Ecole nationale d’assurances.
- 2004‑2010 : président du Conseil scientifique et d’évaluation de
la fondation pour l’innovation politique et membre de l’Académie des technologies. - 2014 : responsable pédagogique du programme de formation au « leadership responsable » à l’université de recherche Paris Sciences et Lettres.
Bibliographie
- L’accident nous attend au coin de la rue. Les Accidents de la circulation : histoire d’un problème, La Documentation française, 1982.
- L’Etat providence, Grasset, 1986.
- Naissance du Code civil, Flammarion, 1989.
- Le Principe de précaution, avec Christian Gollier et Nicolas de Sadeleer, Que sais-je ?, PUF, 2001.
- Aux risques d’innover. Les Entreprises face au principe de précaution, Autrement, 2009.
- Gestion de l’entreprise d’assurance, avec Patrick Thourot, Dunod, 2013