The Good Business
Soutenues par un environnement fiscal avantageux, les fondations représentent aujourd’hui le bras armé des entreprises dans leur engagement sociétal et leurs actions de mécénat. De plus en plus nombreuses, actives et innovantes, elles s’imposent sur la scène de la culture contemporaine. Mais derrière ces fondations se cachent des réalités différentes selon la thématique choisie. Des réalités qui mobilisent des enjeux forts en termes d’image et, parfois… d’ego.
Affaire de goût ou question d’affaires ?
L’art contemporain semble devenir le nouvel étalon utilisé par les grands capitaines de l’industrie du luxe pour mesurer leur puissance. Le duel que se livrent, à travers leur fondation d’entreprise respective, Bernard Arnault (LVMH) et François Pinault (Kering) fait, en tout cas, monter les enchères.
La fondation Louis Vuitton, réalisée par l’architecte star Frank Gehry et inaugurée en grande pompe en octobre 2014, aurait coûté 300 millions d’euros. Une bagatelle pour Bernard Arnault, lorsqu’il s’agit de faire de l’ombre à son éternel rival en affaires et à ses deux splendides musées vénitiens. Tous deux utilisent leur fondation d’entreprise pour faire vivre leur passion pour l’art, mais aussi, ne nous y trompons pas, pour valoriser l’image de leur puissant groupe de luxe.
La fondation Carmignac, à Porquerolles
Le coup de maître
L’atypique financier français Edouard Carmignac, fondateur de la société de gestion qui porte son nom et passionné d’art contemporain, a rassemblé une collection prestigieuse de 220 œuvres majeures d’artistes, comme Andy Warhol, Roy Lichtenstein, Keith Haring, Jean-Michel Basquiat, Ayman Baalbaki ou Gerhard Richter. Ces chefs-d’œuvre, installés depuis 2000 dans la fondation Carmignac, sont régulièrement prêtés aux musées et présentés de façon permanente dans les bureaux parisiens de Carmignac Gestion, place Vendôme, mais aussi à Londres, à Madrid et à Milan. La fondation Carmignac va prendre une nouvelle dimension avec l’ouverture, attendue pour l’été 2016, d’un espace inédit situé au cœur d’une nature préservée, sur l’île varoise ultraprotégée de Porquerolles. Pour piloter ce projet, Edouard Carmignac a recruté, en 2012, Gaïa Donzet (lire interview), une jeune trentenaire talentueuse au CV déjà fourni : après des études d’histoire de l’art à la Sorbonne, elle a ouvert l’antenne française de la maison de ventes britannique Bonhams, et celle de la galerie italienne Tornabuoni, à Paris…
Que se cache-t-il derrière ces fondations ? Pourquoi font-elles autant parler d’elles ? En France, où la culture du mécénat est moins ancrée que dans les pays anglo-saxons ou qu’en Espagne, le statut de fondation d’entreprise, créé en 1990, bénéficie, depuis la loi Aillagon de 2003, d’un environnement fiscal très favorable. Les entreprises peuvent ainsi déduire 60 % des dons versés, dans la limite de 0,5 % de leur chiffre d’affaires : une incitation sans équivalent en Europe. Aujourd’hui, on compte plus de 580 fondations d’entreprise, mais elle ne représentent toutefois que 15 % des acteurs de la philanthropie française. Selon une récente étude d’IMS-Entreprendre pour la cité, une association qui accompagne les entreprises dans leurs démarches de mécénat, ces structures sont dotées d’un budget annuel moyen de 1,3 million d’euros, en progression régulière, et ont étoffé leurs équipes – 2,5 équivalents temps plein contre 1,7 en 2008. « L’activité de ces fondations se professionnalise et de véritables stratégies sont déployées », explique Lucie Plusquellec, chargée de projet mécénat et partenariats solidaires chez IMS-Entreprendre pour la cité. Mais la réalité est plus contrastée.
La Fondazione Prada, à Milan
Le grand retour
En mai, la fondation du groupe de luxe italien Prada a fait sensation dans la cité lombarde alors que démarrait l’Exposition universelle. L’inauguration d’un espace de 19 000 m2 conçu par l’architecte néerlandais Rem Koolhaas, à partir des sept bâtiments d’une ancienne distillerie, offrait à Miuccia Prada un écrin à la hauteur de ses ambitions culturelles dans la ville qui a vu naître l’entreprise familiale. Si le budget de l’opération est resté secret, rappelons que la patronne de Prada dispose d’une fortune personnelle estimée par le magazine Forbes à 11,1 Mds $ et qu’elle a déjà mis sur la table 40 M € pour acquérir le palais vénitien du Ca’ Corner della Regina, au bord du Grand Canal, pour y loger la première adresse de sa fondation et y organiser, depuis 2011, de nombreuses expositions. Contrairement à d’autres prestigieux mécènes de l’industrie du luxe, Miuccia Prada explore de nouvelles formes de mécénat et ne s’interdit rien. Impression confirmée par Astrid Welter, directrice artistique de la fondation : « Celle-ci est née de la passion commune et d’une vision originale de la culture contemporaine partagées par Miuccia Prada et son mari, Patrizio Bertelli. Leur désir de promouvoir des projets intégrant des disciplines diverses, comme la sculpture, la peinture, le cinéma, la photo, le design, ou encore la philosophie et d’en favoriser l’apprentissage, a motivé leurs choix. La fondation, indépendante de la stratégie globale du groupe, fonctionne avec une équipe d’une vingtaine de professionnels de haut niveau issus du monde de l’art. Le nouvel espace milanais, pensé comme un véritable campus explorant des expériences culturelles innovantes, marque une étape importante. »
A voir : Serial Classic, à Milan, jusqu’au 24 août, et Portable Classic, à Venise, jusqu’au 13 septembre, une double exposition signée Salvatore Settis, dédiée à la copie d’œuvres antiques, de la Renaissance à l’époque néoclassique.
Roman Polanski : My Inspirations, à Milan, jusqu’au 25 juillet, un documentaire sur l’univers du réalisateur franco-polonais ; et, en exposition permanente, des installations de Robert Gober, de Louise Bourgeois et de Thomas Demand.
Ca’ Corner Della Regina, Calle Corner 2215, Venise. Largo Isarco 2, Milan.
En effet, si l’art contemporain place l’action de ces nouveaux mécènes privés sous les projecteurs, il masque d’autres champs d’intervention ciblés sur l’engagement sociétal. L’importance stratégique acquise par la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) dans leur politique de communication et d’attractivité pousse de nombreuses fondations à lancer des projets d’action sociale, d’insertion professionnelle, de santé ou d’éducation. « Les fondations sont, le plus souvent, rattachées au département opérationnel de la RSE », confirme Lucie Plusquellec. Ces projets, conçus en lien avec l’activité de l’entreprise, sont de plus en plus sophistiqués et s’intègrent dans la stratégie globale. Le groupe d’électroménager SEB a choisi de soutenir la cause des malvoyants en s’associant à une école de design afin d’imaginer une cuisine adaptée.
La Fondation Ricard, à Paris
L’art contemporain d’avant-garde
Préférant la discrétion et la simplicité aux fastes d’un mécénat culturel ostentatoire, la fondation d’entreprise Ricard s’est construite autour d’une tradition spontanée initiée par Paul Ricard. Le fondateur du deuxième groupe mondial de spiritueux, ancien élève de l’Ecole des beaux-arts et peintre, a toujours intégré l’art dans la marche de ses affaires, mais sans stratégie véritable, dans un esprit de curiosité et de partage. Les choses ont changé avec l’arrivée de Colette Barbier, issue des rangs de l’entreprise, sensibilisée à ses valeurs et chargée, dans les années 90, de mettre en forme les initiatives de mécénat. « Nous avons choisi d’accompagner de jeunes artistes tout juste sortis de leur formation et de nous positionner autour d’un art contemporain précurseur. Nous voulons être pour eux un soutien et un tremplin dans leur parcours. Notre équipe de cinq personnes travaille en étroite collaboration avec les acteurs du monde de la culture, commissaires d’exposition, centres d’art ou encore musées. Nous mettons l’accent sur la pédagogie afin d’ouvrir au plus grand nombre un art pas toujours facile d’accès. Nous avons, pour cela, recruté une médiatrice culturelle. » Des artistes, lauréats du prix de la fondation Ricard, comme Adrien Missika (2011), ont émergé de la scène artistique ; d’autres, comme Emmanuelle Lainé, se sont vu ouvrir les portes d’une carrière internationale. Marseille, berceau de la société Ricard, a invité la fondation à créer un événement autour de l’art contemporain cet été. Ces actions, inscrites dans la durée, sont soutenues par la direction du groupe, qui vote, chaque année, un budget d’un peu plus de 1 M €, en constante augmentation.
A voir : Le poids que la main supporte, jusqu’au 2 août.
Le Panorama, Friche Belle de Mai. 41, rue Jobin, Marseille 3e.
De ce partenariat pourrait également émerger une ligne de produits destinés à cette clientèle et ouvrir ainsi un nouveau marché. Autre tendance : la mobilisation de plusieurs fondations d’entreprise autour d’un projet d’envergure. PSA Peugeot Citroën et Vinci ont ainsi conjointement lancé, auprès du monde associatif, un appel à projets doté de 600 000 euros en faveur de la mobilité urbaine et solidaire. « Les fondations d’entreprise sont davantage des redistributeurs que des acteurs de terrain. De plus en plus engagées dans une démarche d’évaluation de leurs actions, elles représentent aujourd’hui des partenaires importants et exigeants », ajoute Kathleen McLeod-Tremaux, avocate chez EY Société d’avocats. En interne, ces fondations développent le mécénat de compétences plébiscité par une nouvelle génération de cadres soucieux de leur engagement citoyen. Ainsi, 70 % d’entre elles proposent aux collaborateurs de l’entreprise d’offrir leur expertise, soit sur leur temps de travail, soit sur leur temps personnel. « Le choix de la cause, au cœur du dispositif de la fondation d’entreprise, émane de la direction générale et s’appuie sur une volonté politique », précise Kathleen McLeod-Tremaux.
La Fundación Alorda-Derksen, à Barcelone
Du design à l’art contemporain
Le groupe familial espagnol Kettal, concepteur et fabricant spécialiste de mobilier outdoor, a racheté, au début des années 2000, les marques Triconfort et Hugonet. Positionné sur un segment premium de meubles de design contemporain et affichant des ambitions internationales sur ce marché, Kettal a créé, en 2007, la fondation Alorda-Derksen, du nom du couple à l’origine du groupe. Dirigée par Laura Alorda, la fondation présente le travail d’artistes comme Damien Hirst, Takashi Murakami, Gabriel Orozco ou Jaume Plensa.
Carrer Aragó 314, Barcelona.
Des fondations à l’image des dirigeants
Cette implication au plus haut niveau se révèle particulièrement vraie en ce qui concerne les fondations d’art. Ces dernières véhiculent souvent une passion très personnelle du fondateur et un prestige qui sert les valeurs prônées par les entreprises issues de l’univers du luxe. Le mécénat reste alors, bien sûr, une question d’utilité publique, mais abrite aussi parfois des enjeux plus affectifs. La transparence financière n’est alors pas toujours au rendez-vous. Difficile, par exemple, de trouver le budget annuel de la fondation Carmignac, même si le chiffre de 4 millions d’euros circule. Prada, de son côté, à l’image de Kettal, ne communique pas sur les investissements de sa fondation. Quant aux deux frères ennemis du luxe français, les plus folles sommes sont évoquées sans qu’on sache toujours si elles proviennent de la fortune personnelle des deux milliardaires ou de leur fondation d’entreprise. Mais, en fin de compte, ces entités œuvrent toutes pour l’art en y mettant du cœur, certes, mais surtout de puissants moyens.
2 questions à Gaïa Donzet
Directrice de la fondation Camignac
The Good Life : Qu’y a-t-il de particulier à travailler pour une fondation d’entreprise ?
Gaïa Donzet : La fondation est très liée à la personnalité d’Edouard Carmignac. J’avais déjà eu l’occasion de travailler avec lui par le passé, et cette collaboration a été précieuse pour comprendre sa sensibilité artistique, mais aussi la culture d’entreprise dans laquelle allait s’inscrire ma mission. Les fondations d’entreprise font désormais le pont entre les musées et les galeries. Un maillon qui n’existait pas auparavant. A ce poste, je peux travailler dans le domaine qui me passionne sans subir la pression du marché de l’art et de la spéculation. Je m’occupe aussi bien de la préservation et de la protection des œuvres de la collection que de mettre en place des rendez-vous culturels, comme l’arty day, durant lequel je consacre, à l’attention des collaborateurs de la société de gestion, une quinzaine de minutes à une œuvre. Nous avons également nourri le site Intranet. Et, bien sûr, l’ouverture du prochain espace de Porquerolles représente un projet unique et enthousiasmant. Après deux ans de discussions avec les autorités, nous avons commencé les travaux. L’architecte Marc Barani réhabilitera le mas provençal La Courtade et l’aménagement du parc a été confié au jardinier et paysagiste Louis Benech.
TGL : Quelles sont les lignes de force de ce projet ?
G. D. : Le choix de l’île de Porquerolles permet de donner du temps aux visiteurs pour s’immerger plus facilement dans l’art contemporain. Les artistes pourront créer des œuvres in situ, explorant ainsi une nouvelle relation avec le lieu. Nous avons beaucoup d’idées pour animer cet endroit. Les choses se mettront en place progressivement autour de futurs partenariats avec des musées ou, encore, avec la création d’une résidence d’artistes. D’ores et déjà, nous avons décidé de mettre l’accent sur le public des enfants. Près de 300 cars scolaires les achemineront ainsi chaque année jusqu’à notre espace, dans lequel ils disposeront de lieux dédiés et d’un accompagnement pédagogique spécifique. Pendant l’été, nous serons ouverts tous les jours. Un projet de cette envergure exige des moyens. Nous allons donc renforcer l’équipe pour réunir, à terme, une trentaine de personnes.
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