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Cela fait plus de vingt-cinq ans que l’Espagne a fait des lignes à grande vitesse l’une de ses priorités en matière d’équipement, jusqu’à en détenir le second plus grand réseau au monde ! Un développement impressionnant, qui n’est pourtant pas rentable, ni économiquement ni socialement…
C’était le 21 avril 1992. Après quatre années de chantier, le premier train à grande vitesse espagnol transportant des passagers à son bord s’élançait de Madrid vers Séville, au lendemain du lancement de l’Exposition universelle organisée dans la capitale andalouse. Appelé AVE, pour Alta Velocidad Española (grande vitesse espagnole), le train effectuait alors le trajet en un peu plus de trois heures, roulant à plus de 250 km/h. Six trajets étaient proposés chaque jour entre les deux villes. Aujourd’hui, des trains partent toutes les heures de la gare d’Atocha, à Madrid, vers celle de Santa Justa, à Séville, et le trajet s’effectue en deux heures et demie en moyenne.
Plus de 72 millions de personnes auraient voyagé sur cette ligne depuis son inauguration. Au cours des trois dernières décennies, l’AVE est ensuite parti progressivement à la conquête des différentes communautés autonomes : l’Espagne cumule désormais 3 152 km de lignes à grande vitesse contre 417 en 1992. Seule la Chine possède un réseau plus grand, totalisant environ 22 000 km. Pourtant, rien ne prédisait qu’en un quart de siècle le pays allait s’imposer en tête de classement : « Dans les années 80, le réseau ferroviaire était encore très peu développé, avec plusieurs tronçons de lignes non électrifiés et les mêmes tracés qu’au XIXe siècle », raconte José María de Ureña Francés, spécialiste en ingénierie ferroviaire.
A l’époque, de vieilles locomotives de l’ère industrielle circulaient encore dans certaines régions. Mais dès 1986, alors qu’elle fait son entrée dans la Communauté économique européenne, quatre ans après avoir adhéré à l’OTAN, l’Espagne reçoit des fonds pour mener à bien de grands chantiers et entreprend alors de moderniser son réseau.
Le train espagnol manque de rentabilité
Depuis, l’investissement dans le ferroviaire n’a cessé d’augmenter : l’AVE représente aujourd’hui le principal budget du ministère de l’Equipement. En 2015, un groupe de chercheurs en économie expliquait qu’au total 51,7 milliards d’euros auraient été investis dans la grande vitesse, ce qui représente 1 118 euros par Espagnol. « Aujourd’hui, le gouvernement favorise toujours ces chantiers par rapport à d’autres travaux publics, comme les autoroutes, par exemple », confirme José María de Ureña Francés.
Mais ce choix politique semble désormais irraisonné, car selon ces mêmes économistes, aucune ligne AVE ne serait rentable. « D’un côté, il y a la rentabilité financière, on regarde si les revenus sont supérieurs aux coûts, investissements compris. De l’autre, on mesure la rentabilité sociale, c’est-à- dire les bénéfices qu’apporte le projet à la société. Aujourd’hui, ces lignes ne sont rentables ni financièrement ni socialement », explique Ofelia Betancor, chercheuse à la Fundación de Estudios de Economía Aplicada (Fedea).
La spécialiste estime qu’un projet de ligne à grande vitesse coûte entre 15 et 20 millions d’euros par kilomètre et que, pour être rentable, une ligne doit attirer un très grand volume de demande, « au moins 10 millions de passagers la première année, puis un peu plus les années suivantes ». Or, en 2008, 5,5 millions de personnes seulement ont voyagé à bord de l’AVE entre Madrid et Barcelone, alors que la ligne venait d’être inaugurée. La fréquentation a heureusement augmenté depuis, avec 11,2 millions de passagers en 2017. Alors, pourquoi avoir construit un tel réseau si les usagers et la rentabilité n’ont jamais été au rendez-vous ? Ofelia Betancor estime que dès le départ, la subjectivité politique a pris le pas sur la rationalité économique. « Le supposé rendement politique qu’on attribue au développement de la grande vitesse a incité les gouvernements à investir, souligne-t-elle. Et cela s’est fait en conformité avec le ministère de l’Equipement, qui n’a jamais effectué d’analyses coûts-bénéfices. »
Des gares fantômes
Récemment, le quotidien El País affirmait qu’une gare AVE sur quatre recevait moins de 100 voyageurs par jour. Plusieurs d’entre elles avaient été spécifiquement construites pour accueillir le train à grande vitesse, à l’image de la gare de Requena-Utiel, située à 70 kilomètres de Valence, inaugurée en 2010 moyennant 12,4 millions d’euros. Elle fait aujourd’hui partie des gares les moins fréquentées d’Espagne avec un peu plus de 20 000 usagers par an.
Autre exemple éloquent, en Andalousie, la commune de Villanueva de Córdoba – moins de 10 000 habitants – rêvait d’être desservie par l’AVE. C’est chose faite depuis 2014, mais le résultat est loin d’être concluant, puisque la gare n’a vu passer que 36 800 passagers en 2016, ce qui rend son amortissement très difficile. A l’image de ces deux exemples, la plupart des gares fantômes ont émergé à partir des années 2000, alors que l’Espagne était en pleine folie bâtisseuse : les particuliers se faisaient construire des logements et pour desservir les nouveaux lieux de résidence, il fallait bien des moyens de transport. L’argent public a donc été massivement utilisé pour ériger ponts, gares ou parkings.
La bulle immobilière de 2008 a brusquement stoppé cette tendance, et de nombreux chantiers ont dû être désertés. Pas ceux de l’AVE : même en période de crise, la grande vitesse est restée une priorité pour le ministère de l’Equipement. « Certains expliquent qu’on aurait pu économiser cet argent ou s’en servir pour construire des écoles et des hôpitaux. La grande vitesse a en fait été un choix politique au détriment d’autres », nuance José María de Ureña Francés. Pour l’ingénieur, le choix d’un développement rapide du réseau ferroviaire ne manque pas de sens quand on regarde la forme rectangulaire du territoire espagnol.
Le pays est l’un des plus grands d’Europe, avec 492 175 km2 pour sa partie péninsulaire (et plus de 505 300 km2 si l’on ajoute les Canaries, les Baléares, Ceuta et Melilla, notamment) et une densité de population de 92 habitants par kilomètre carré. « Comparons avec l’Italie, qui a une forme longitudinale et le double de densité de population sur une surface qui fait la moitié de celle de l’Espagne. Il est évident que leurs lignes vont être plus vite rentabilisées : il y en a moins et avec plus de demande, explique- t-il. L’Espagne a besoin d’un réseau bien plus grand si elle veut desservir correctement l’ensemble de son territoire. »
Un réseau centralisé
Différentes régions du pays sont par ailleurs traversées par des montagnes, ce qui a compliqué la construction de voies ferrées et a parfois engendré des surcoûts. Mais là encore, les dirigeants ont défendu leur politique de la grande vitesse en expliquant qu’ils voulaient connecter l’ensemble des régions entre elles. Un argument remis en cause par l’économiste Germà Bel dans son livre intitulé España, capital París. Il y explique qu’au fur et à mesure que le réseau de grande vitesse se construisait, l’objectif restait le même : faire de Madrid le point névralgique du réseau, de façon à maintenir un système centralisé, comme en France, au détriment des retombées économiques et sociales.
Là encore, José María de Ureña Francés relativise. « Il faut prendre en compte que la ligne qui va de Madrid à Séville passe par Ciudad Real et par Puertollano, deux villes qui ont été désenclavées uniquement grâce au passage de l’AVE, précise‑t‑il. La grande vitesse a permis le développement de nombreuses communes de seconde zone. » Certaines régions autonomes sont cependant toujours hors du maillage ferroviaire, à l’image de la Galice, du Pays basque ou de l’Estrémadure.
Dans ces provinces, les trains régionaux fonctionnent toujours, mais sont souvent mal connectés. Ainsi, il devient plus intéressant pour les usagers d’emprunter les autocars longue distance ou le covoiturage. Profitant des tarifs peu onéreux pratiqués aux péages espagnols, ces deux moyens de transport ont connu un véritable boom ces dernières années et concurrencent le train. Les compagnies aériennes low cost ont également porté un coup à l’économie ferroviaire, et il n’est pas rare, aujourd’hui, de trouver, pour un même trajet, un billet d’avion moins cher qu’un billet de train.
La libéralisation du rail en Europe, qui devrait être effective à partir de 2020, pourrait elle aussi faire bouger les choses. D’ici peu, des trains allemands, italiens ou français auront le droit de circuler librement en Espagne. Si cette mesure doit faire baisser les prix en faisant jouer la concurrence, elle risque d’exclure une nouvelle fois plusieurs régions du pays. « Ce qui va intéresser les compagnies étrangères, ce sont les services les plus rentables, à savoir les grandes lignes. Les principales villes du pays vont en bénéficier au détriment du reste de l’Espagne », estime José María de Ureña Francés. Reste à savoir si l’Espagne pourra aussi en tirer profit pour continuer à développer son réseau.
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