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Elle n’est certes pas la plus riche du continent, ni sans doute la plus vibrante, mais la capitale du Sénégal jouit depuis de nombreuses années d’un climat plus que favorable qui lui a permis de s’inventer une scène culturelle étonnante.
Il paraît que les murs ont des oreilles ? A Dakar, ils sont bavards… Tout autant que Docta, pionnier du street-art dans la capitale sénégalaise et toujours intarissable sur sa passion. Cependant, pas question de se faire mousser : « Je ne parle pas de moi dans mes fresques, mais du quotidien, de politique, des problématiques de santé et d’éducation, souligne cet autodidacte de 43 ans qui a fondé son collectif Doxandem Squad dès 1994. Il n’y a pas que l’esthétique qui compte, le message passé est primordial. Et notre démarche est sociale et respectueuse, on ne vandalise pas : avant de peindre, on nettoie tout autour, on demande l’autorisation aux occupants du bâtiment. Sans jamais essuyer de refus, car ils sont heureux qu’on embellisse des édifices souvent délabrés. Les Sénégalais ont l’esprit très ouvert et une culture de la couleur, de leurs vêtements à leurs maisons ! »
L’épicentre du graffiti dans une agglomération de plus de 3 millions d’âmes, soit un quart de la population du pays, c’est Médina, l’une des 19 communes d’arrondissement de Dakar, à deux pas de l’océan. Un district bouillonnant, pauvre et populaire, mais riche de son patrimoine humain. Les artisans travaillent dehors, tandis que le bétail dort sur le trottoir. Les commerçants dessinent leur spécialité sur les murs des échoppes, l’illettrisme concernant près de la moitié des Sénégalais, alors que le marché Gueule-Tapée, boulevard de la Gueule-Tapée, déborde sur la chaussée défoncée : à l’une de ses entrées, un sublime visage féminin en noir et blanc, oeuvre de street-art qui interpelle autant les passants que les odeurs puissantes et épicées échappées des étals.
Bref, Médina, c’est un concentré de Dakar et c’est là où débuta Docta, il y a tout juste trente ans : « Je suis sorti dans la rue pour exprimer ce que je faisais déjà chez ma grand-mère, qui était ma première fan ! J’avais quartier libre, les graffitis ne sont pas interdits au Sénégal. » Au contraire, en 1989 est organisée une campagne, appelée Set Setal, pour rendre plus propres des secteurs délabrés : outre le grand nettoyage, l’art mural est encouragé pour enjoliver ces zones délaissées.
Depuis, Docta a fait du chemin : il y a trois ans, il a peint une fresque dans l’atrium du musée Guggenheim de Bilbao. En avril prochain, l’artiste engagé célébrera les 10 ans de Festi Graff, lancé avec son association Doxandem Squad et devenu la manifestation d’art urbain la plus importante du continent africain. Chaque année, pendant dix jours, elle rassemble une quarantaine de graffeurs, plus des break-dancers, des slameurs, des DJ et des créateurs de streetwear d’une vingtaine de nationalités.
Et, bien sûr, Médina est au cœur de ces rencontres en accueillant le village du festival. Si le street-art est la partie la plus visible de la dynamique créative à Dakar, il est indissociable de l’essor plus général des cultures urbaines : « Ça bouge beaucoup, il se passe toujours plein de choses dans ce domaine, grâce aux nombreux danseurs et groupes de hip-hop, aux photographes, aux vidéastes et aux graffeurs », s’enthousiasme Aisha Dème. A l’origine informaticienne, elle adorait les sorties culturelles, mais peinait à collecter des informations.
En 2009, elle a donc créé le portail Agendakar.com. Consultante en projets culturels, elle admire l’action d’Africulturban, premier centre de cultures urbaines en Afrique de l’Ouest, fondé dès 2006 par des rappeurs sénégalais pour pallier l’absence d’appuis institutionnels.
Une scène culturelle foisonnante
« Les pouvoirs publics ne prennent pas conscience de cette effervescence et ne la soutiennent pas, contrairement aux nombreuses initiatives privées, regrette Marina Sow, directrice opérationnelle de la maison Ousmane Sow. Il existe une véritable émulation, mais c’est très peu organisé, l’économie est trop informelle. Il faudrait poser des cadres juridiques pour faciliter l’entrepreneuriat et ainsi générer de l’emploi. » Elle n’a donc pas attendu d’hypothétiques aides officielles pour transformer la demeure de son père en magnifique musée inauguré lors de la 13e biennale Dak’Art, en mai dernier.
Cet événement majeur consacré à l’art africain contemporain fut lancé dès le début des années 90. Il réunit, sur un mois, 75 artistes d’une trentaine de pays. Sans oublier le off, dispersé en 320 sites d’exposition et qui est coordonné par Mauro Petroni. Le céramiste italien établi au Sénégal depuis plus de trente ans est aussi l’un des créateurs de Partcours : « La scène artistique et culturelle dakaroise est très vivante et relativement pérenne, malgré les difficultés économiques. Certes, ce n’est pas la ville africaine la plus riche ni la plus active, comparée à Lagos, par exemple. Néanmoins, elle jouit d’un climat plus favorable, parce que le pays est stable et la liberté d’expression plus grande que chez les voisins… Même si l’on ne peut pas tout dire ni tout faire ! »
Il se félicite de l’implantation à Dakar, depuis la dernière biennale, de la galerie la plus importante d’Afrique, basée à Abidjan, celle de Cécile Fakhoury, qui rejoint Partcours en fin d’année. Fidèle à ce circuit artistique, la galerie Atiss est installée dans la belle villa d’Aïssa Dione. La sexagénaire franco- sénégalaise a accompagné les premiers pas de l’éclectique Soly Cissé, désormais coté à l’international. « Depuis plus de vingt ans, j’exerce tant bien que mal le métier de galeriste à Dakar, rappelle-t-elle. Il n’existe pas de véritable marché de l’art au Sénégal. De plus, les collectionneurs et autres acheteurs n’ont pas l’habitude de passer par une galerie, ils vont directement dans les ateliers. »
Son autre occupation principale, c’est l’édition de tissus d’ameublement haut de gamme, sous son propre nom. « Dès le départ, j’ai collaboré avec de grandes maisons, comme Hermès. Puis avec des architectes d’intérieur réputés, comme Jacques Grange, et des hôtels de luxe, comme le Pullman Dakar Teranga, pour lequel j’ai fabriqué des coussins ou des tables, et dans lequel j’ai ouvert un corner d’accessoires de déco, baptisé WAO by Aïssa Dione. »
Elle conçoit et produit également du mobilier, qui sort, comme les étoffes, de son usine dans laquelle oeuvre une centaine de personnes : menuisiers, sculpteurs sur bois, tisserands, tapissiers, teinturiers, tailleurs, etc. « Je mets en avant les techniques ancestrales. Mon activité est viable, je peux aménager une maison en 100 % made in Senegal. Je voudrais passer de l’artisanat à une échelle plus industrielle, mais ce n’est pas facile… Par ailleurs, je me bats pour qu’il y ait des lieux de formation aux métiers d’art. Il faut structurer cette filière pour valoriser des créateurs qui ont de l’or dans les mains ! »
Comme le designer Ousmane Mbaye, né en 1975 dans Médina, où il a toujours son atelier, plus sa boutique, depuis mai 2017, et un nouveau concept-store, Shop Bi, où il vend les coups de coeur (mobilier, bijoux, maroquinerie) repérés au cours de ses voyages. Il vient de loin, ce surdoué qui a tout appris de l’école de la rue et de la vie, dans son quartier fétiche, « bourré de talents, d’artisans et de savoir-faire ».
Très jeune, il devient frigoriste avec son père, entrant chez les gens pour installer des systèmes de ventilation et des climatisations. « Pendant dix-sept ans, j’ai observé les intérieurs, les objets du quotidien des Sénégalais. Puis j’ai décidé de sortir de ma zone de confort en me tournant vers le design. J’ai appris en faisant, selon la philosophie du Bauhaus. J’ai commencé avec moins de 10 euros en poche ! » Faute de moyens, il a d’abord recours à la récup pour élaborer des meubles, soudant à tout-va, jusqu’à jouer désormais des matières et des formes, mâtant le métal, le patinant comme de la céramique, le transformant en art.
En 2014, il expose son travail au Centquatre, à Paris, à l’occasion de la Paris Design Week. Aujourd’hui, celui qui se dit « en éternel mouvement » veut monter un institut du Design à Dakar, pour préparer la relève. « C’est nécessaire : 95 % de nos biens de consommation viennent de l’étranger. Il faut former des jeunes et mettre en place des incubateurs pour réfléchir aux objets, aux besoins spécifiques des Africains. Si on ne le stimule pas, notre artisanat va mourir ! »
La Dakar Fashion Week
Le 100 % made in Africa, voilà ce que défend également Sarah Diouf, à travers Tongoro, sa collection de prêt-à-porter née en 2016, et dont certaines pièces ont reçu les faveurs de Beyoncé cet été. Après des études de commerce en France, cette férue de médias en ligne est revenue à Dakar pour mener à bien son projet de cyberboutique monomarque, car elle y a découvert un écosystème favorable. « J’opère à petite échelle et je trouve tout localement : les tissus sur les marchés, les tailleurs, les mannequins et les photographes pour shooter les quatre garde-robes produites chaque année. »
Mohamed Diouf, 27 ans, a inauguré sa propre griffe, Yetouma, en 2014. Il a défilé l’année suivante pour la premère édition de la Young Fashion Night de Dakar, rendez-vous annuel instauré par un créateur très talentueux d’à peine 21 ans, Fadel Ndiaye. « Pour la mode, Dakar, c’est le Paris du continent africain… si l’on excepte l’Afrique du Sud, très avancée en la matière, s’enflamme Mohamed Diouf. C’est Adama Ndiaye qui a ouvert la voie, grâce à sa Dakar Fashion Week. »
Les deux jeunes hommes ont d’ailleurs présenté leurs collections au cours de la 16e édition, en juin dernier. En 2002 a eu lieu la première semaine de la mode en Afrique. Depuis, elle attire de nombreux stylistes, acheteurs, journalistes, influenceurs et fashionistas du monde entier. A sa tête : une énergique femme d’affaires, qui est aussi à l’origine de la marque Adama Paris. « J’ai toujours été passionnée de mode et, vivant dans la capitale française avec mes parents diplomates, j’ai eu la chance d’assister, à 9 ans, à un défilé d’Yves Saint Laurent. J’ai alors dit que je voulais défiler. Ma mère m’a demandé : “Comme ces filles ?” en désignant les mannequins. J’ai répondu : “Non, comme lui !” J’ai franchi le pas après des études d’économie et un bref passage dans la banque. »
Elle insiste sur l’importance de la dimension business : « Durant la Dakar Fashion Week, on ne défile pas pour le plaisir, ni pour faire joli ou original. C’est un tremplin pour développer des entreprises. » Elle-même est une entrepreneuse en série, et a lancé, en 2014, Fashion Africa TV, la première chaîne du continent consacrée à la mode. Autre parcours intéressant, celui de Baay Sooley, cofondateur, il y a près de dix ans, de la marque Bull Doff. Il est issu d’un groupe de rap sénégalais renommé, Positive Black Soul : « En plus de chanter et danser, je m’occupais du stylisme et de la direction artistique. Quand j’ai sorti mon album, je l’ai accompagné d’un support textile : tee-shirts, jeans… Je vois toujours les choses en panoramique. »
Rien d’étonnant… Selon Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal, en 1960, à l’origine d’une politique culturelle volontariste, les Sénégalais – plus de la moitié ont moins de 20 ans – constituent « un peuple tourné vers tous les vents du monde ». Il l’a écrit dans l’hymne national. Quant à la devise de Dakar, ville la plus à l’ouest de l’Afrique, elle pourrait bien être « liberté, hospitalité, créativité ».
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