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le soulier dr martens penche vers le luxe

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Dr. Martens, ou l’art de faire du punk un produit de luxe

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Symbole d'une Angleterre punk et ouvrière, Dr. Martens s'affiche aussi aux pieds des célébrités, tout comme des mannequins défilant chez Rick Owens ou MM6 Maison Margiela. À l'heure où la marque sort une édition limitée ultra haut de gamme de son modèle phare, est-elle obligée de s'infliger ce grand écart pour rester dans la course ?

Lorsqu’Olivia Rodrigo, icône pop et rebelle pour tous les ados de la Gen Z, entonne ses plus grands tubes le 30 janvier dernier sur la scène du FIREAID Benefit Concert, elle arbore fièrement aux pieds d’épaisses bottines noires à coutures jaunes, devenues au fil des décennies le symbole ultime du cool : une paire de Dr. Martens. Bella Hadid sortant du Royal Monceau, Gwen Stefani, Orlando Bloom ou Hailey Bieber : toutes ces stars possèdent un vestiaire dans lequel trône la marque britannique, qui pourtant, à l’origine, ne se destinait guère à figurer sur des photos paparazzées.

La Dr. Martens 1460 MIE Pascal Love Letter entérine un peu plus l’idée d’une botte de luxe.
La Dr. Martens 1460 MIE Pascal Love Letter entérine un peu plus l’idée d’une botte de luxe.

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Secret d’histoire

Tout commence dans le Munich de l’après-guerre, lorsque le Dr Klaus Maertens, un jeune soldat de 25 ans convalescent, a la brillante idée de créer une semelle à coussin d’air unique afin de soigner son pied cassé. Il confectionne, à l’aide d’une aiguille de cordonnier récupérée, un prototype de chaussure qu’il montre à Herbert Funk, un ingénieur mécanique qu’il connaît depuis l’université. Fiers de leurs trouvailles, les deux amis s’associent et commencent à produire leurs chaussures à partir d’équipement militaire abandonné. La production démarre officiellement en 1947, à une époque où leurs principales clientes sont majoritairement des femmes âgées.

De l’autre côté de la Manche, les fabricants de chaussures Griggs repèrent une publicité allemande dans laquelle Dr. Martens vante les mérites de son innovante semelle. La famille Griggs décide d’en acquérir la licence et de procéder à quelques transformations (dont la mythique surpiqûre jaune) avant de la commercialiser à grande échelle : le modèle 1460 est né. Sa résistance et son coût modique lui permettent d’être validé par les postiers et les ouvriers, avant que les contre-cultures ne s’emparent de ce symbole prolétaire. Dans les années 80, les skinheads, revendiquant leurs origines modestes, transforment la paire de Doc’s en trophée anarchiste, suivis par le guitariste et leader de The Who, Pete Townshend. Une décennie plus tard, le grunge s’empare lui aussi des codes véhiculés par la marque, tout comme la mouvance gothique ou le nu-metal, assurant à Dr. Martens une place en or au royaume de l’underground.

Pourtant, la 1460 se dévoile aujourd’hui sous une forme inédite : celle d’un symbole du luxe, en version haut de gamme, afin de fêter ses 65 ans. Baptisé 1460 MIE Pascal Love Letter, ce modèle en cuir de veau, qui se veut comme un modèle de collection, est édité à 1 460 exemplaires. Disponible dans deux boutiques françaises, il faut tout de même débourser 550 € pour s’offrir cette paire collector. Paradoxe, me direz-vous, pour une marque dont les origines prolos sont ancrées dans son ADN ? Pas du tout, puisqu’à y bien regarder, Dr. Martens n’en est pas à sa première incursion dans le monde du luxe. Une stratégie gagnante pour une marque qui n’est pas près de connaître le no future.

Making of de la 1460 MIE Pascal Love Letter.
Making of de la 1460 MIE Pascal Love Letter.

Sur les starting-blocks

Toujours prête à s’emparer des codes de la rue, la mode a toujours déroulé le tapis rouge à la marque britannique, idolâtrant sa connotation subversive, à l’instar d’Alexander McQueen, surnommé le hooligan de la mode, dont le look kilt/Doc’s aux pieds en a inspiré plus d’un.
« Nous avons toujours navigué entre différents univers, des sous-cultures à la haute couture », nous explique Adam Owen, Global Design Director de Dr. Martens, « et cette polyvalence est ce qui rend Dr. Martens si unique et intemporel. Depuis de nombreuses années, nous avons une présence dans l’univers premium, que ce soit à travers des collaborations ou via notre collection Made in England. »

Déjà, en 2009, Jean-Paul Gaultier revisite le modèle 14-eye boot en cuir ajouré façon résille. Vendue 295 € à sa sortie, cette paire démontre avec brio que luxe et semelle compensée peuvent former un couple presque parfait. Une recette miracle que l’on retrouve en novembre dernier dans la collaboration entre la marque et MM6 Maison Margiela pour une collection capsule fusionnant les différents modèles de bottines dans des créations aussi hybrides qu’avant-gardistes. Avant elle, Rick Owens ou encore Comme des Garçons ont eux aussi réinterprété la bottine iconique sous des formes audacieuses : plateformes exagérées, cuirs texturés et détails extravagants… Le but étant toujours le même : l’irrévérence.

Visuel promotionnel de la collection de Dr. Martens et Rick Owens.
Visuel promotionnel de la collection de Dr. Martens et Rick Owens.

« Il ne s’agit pas, pour Dr. Martens, de faire des collaborations opportunistes, mais bien des collaborations qui ont du sens, des collaborations en accord avec leurs valeurs et leur identité », nous explique Vincent Grégoire, Directeur Consumer Trends & Insights pour le bureau de tendances NellyRodi. « Il faut délivrer un message cohérent, sous peine de perdre son audience. Faire des collaborations, oui, mais encore faut-il qu’elles soient justes, incarnées et réfléchies. Ils collaborent avec des marques disruptives et transgressives, celles qui bousculent les codes, qui font bouger les lignes. Ce sont de véritables change makers. Leur démarche ne se limite pas à l’esthétique ou au décoratif : elle s’inscrit pleinement dans leurs collections. »

Ce rapprochement entre Dr. Martens et les maisons de mode répond alors à une double dynamique : d’un côté, celle du luxe qui cherche à s’ancrer dans l’authenticité et l’héritage de marques populaires, tandis que Dr. Martens capitalise sur ces associations pour affirmer son statut mode à part entière.

« Ce phénomène se retrouve aussi dans le monde de la chaussure, et plus largement dans les marques spécialisées dans les produits techniques, comme HUG ou Scholl », analyse Vincent Grégoire. « On observe la même tendance dans l’habillement avec des marques comme Aigle, K-Way ou Carhartt, qui sont ancrées dans le workwear ou le medical wear et qui maîtrisent un véritable savoir-faire technique et technologique. Ces marques ressentent aujourd’hui le besoin d’intégrer une dimension mode à leurs produits, tout comme les marques de mode cherchent à s’associer à des enseignes techniques. Le consommateur actuel est moins enclin à dépenser à la légère. Il recherche des marques rassurantes, qui ont fait leurs preuves, qui existent depuis longtemps et qui possèdent un savoir-faire inégalable. À l’inverse, les marques purement fashion sont de plus en plus perçues comme anecdotiques, superficielles et volatiles. Elles ont tout intérêt à injecter de la rigueur, de l’expertise et de la technicité dans leurs collections. Ce n’est pas un paradoxe, bien au contraire : c’est une évolution légitime et nécessaire. »

La Dr. Martens imaginé par la griffe MM6.
La Dr. Martens imaginé par la griffe MM6.

Un win-win que l’on retrouve aujourd’hui dans de nouvelles collaborations avec des labels aussi confidentiels que trendy, comme en mars dernier lorsque la marque californienne excessivement branchée PLEASURES dégaine elle aussi une déclinaison inédite d’un modèle de la firme : les Jorge Mule. Plus décontractées et estivales que les célèbres bottes 1460, ces mules en cuir nappa n’ont pas tardé à être sold out malgré leur prix de 185 €.

L’intérêt de Dr. Martens ne s’est donc pas limité aux podiums, mais s’est étendu aux collaborations avec de prestigieux labels streetwear comme Supreme et A-COLD-WALL*, renforçant ainsi son statut d’objet mode transgénérationnel. Comme quoi, pour rester dans la tendance, rien ne sert de courir : il faut partir à point.

Adam Owen.
Adam Owen. Adam Owen

Dr. Martens 1460 MIE Pascal Love Letter, 550 euros, site internet.


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