Horlogerie
C’est depuis Milan que Britt Moran et Emiliano Salci, fondateurs de Dimore, composent des intérieurs à l’excentricité élégante comme seuls les Italiens peuvent en imaginer. Le monde entier se les arrache. Rencontre dans leur antre de Brera.
Dans la pénombre savamment travaillée, l’œil distingue une bibliothèque en tubes de laiton oxydé, au style vintage, arrimée au mur du fond. Impossible de dater ce meuble ; c’est une employée du studio qui nous révélera qu’il est contemporain et signé Dimore… Depuis ses débuts, le duo s’amuse à brouiller les codes et à faire co-habiter dans sa galerie des classiques du XXe siècle avec ses propres créations. Dimore Gallery, un appartement milanais arpenté cette année par 100 000 visiteurs, lors de la semaine du Salon du meuble. Aux heures d’affluence, le public a dû faire la queue dans l’escalier, la cour pavée et jusque dans la via Solferino pour accéder au showroom. Parmi les nouveautés, il a pu découvrir cette bibliothèque en laiton, devant laquelle trônait
« Nous présentons dans la galerie nos meubles réunis sous le nom Progetto Non Finito, mais aussi nos tissus, nos objets et les pièces historiques signées Gio Ponti, Alvar Aalto, Carlo Mollino, et parfois des collaborations avec des artistes », résume Britt Moran, la moitié du duo. De l’autre côté de cet étage, qu’ils ont entièrement investi, les créateurs développent, en parallèle de la galerie, leur agence d’architecture d’intérieur, Dimore Studio, dédiée aux projets d’aménagement de maisons, d’hôtels, de restaurants et de boutiques. Toujours sur le même principe, ces ensembliers imaginent des intérieurs mixant leurs pièces avec celles d’autres designers et d’autres époques. Dans leurs deux activités, ils impriment ce style fantaisiste indatable et ultrapersonnel, un « clash » stylistique savamment construit depuis 2003, quelques mois après leur rencontre. Britt, alors étudiant en biologie à l’université de Chapel Hill, en Caroline du Nord, mais dont le père possède une entreprise de revêtements de sols aux Etats-Unis, passe une année sabbatique en Italie. Il y rencontre le designer Emiliano Salci, qui vient de quitter l’éditeur Cappellini. Ensemble, ils fondent Dimore Studio (“demeure”, en italien). En 2005, ils présentent leurs premiers intérieurs au Salon de Milan. « Cette année-là, dix visiteurs venaient chaque jour découvrir notre galerie dans les quartiers sud de la ville », se remémore Britt. Un an plus tard, ils lancent la collection de mobilier Progetto Non Finito, qu’ils développent au il du temps.
Dimore : un usage osé de la couleur qui décontracte…
Mais c’est leur projet pour Ceresio 7, en 2013, un restaurant milanais profitant d’une élégante terrasse, perché sur le rooftop du siège de la marque Dsquared et décoré de velours, de laiton et d’œuvres d’art, qui les fait connaître du grand public. « Au début, alors que Milan ne jurait que par le minimalisme, nous nous appuyions déjà beaucoup sur des réminiscences. Nous avons créé notre propre atmosphère, un état d’esprit ouvert au passé… sans passéisme. Dès le début de Dimore, nous avons largement expérimenté les couleurs et les motifs, un mix de vintage et de créations actuelles porté par un regard contemporain, grâce au mélange inattendu de couleurs et de matières.», se souvient Britt, porte-parole officieux du duo – le seul à parler anglais. « Emiliano ne parle qu’italien, pour lui c’est la seule langue qui vaille, s’amuse-t-il. Moi, je suis davantage impliqué dans la partie business et la communication, tandis qu’Emiliano est plutôt le créatif de notre maison, c’est principalement lui qui dirige le Dimore Studio. » Une relation qu’on pourrait rapprocher de celle qui liait Pierre Bergé à Yves Saint Laurent, une référence qu’ils ne renient pas.
Leur talent réside d’ailleurs dans l’art d’assumer et de digérer les références afin de construire des intérieurs d’aujourd’hui tout en conservant une distance et un regard. « Pour nous inspirer, nous visitons de nombreux studios, des galeries, nous observons aussi l’univers de la mode et allons beaucoup au cinéma. Dans l’avion, que nous prenons souvent, je regarde quantité de films », ajoute Britt. L’inspiration vient également de Milan, où ils vivent et qu’ils ne sont pas près de quitter. « Nous avons énormément de chance de vivre à Milan, une ville qui nous permet d’être très exposés à la mode. Nous suivons notamment de près ce qui se passe chez Prada. Nous aimons sa façon de construire une histoire à chaque collection. Une philosophie qui nous inspire dans nos projets, surtout dans l’hôtellerie et la restauration. Et Milan elle-même est une source d’inspiration. Des personnes comme Piero Portaluppi, Franco Albini… Tous ces designers et architectes historiques nous éveillent, nous sensibilisent aux détails. » Parmi leurs dernières œuvres, ils citent référence Alberto Giacometti et Jean-Michel Frank. Plus tard dans la conversation, nous apprendrons qu’Emiliano est originaire de Toscane, plus précisément de la région de Piero della Francesca et du peintre Cimabue. Un pays et des œuvres saturés de couleurs qui marqueront définitivement le jeune homme…
Si le duo a déjà songé à déménager, à quitter Milan pour Londres, New York ou Paris, attiré par les lumières de villes plus cosmopolites, plus centrales, où ses clients sont plus nombreux, il n’a finalement jamais franchi définitivement les Alpes. « Nous avons longuement hésité, mais la dimension de cette ville facile, moins chère, dont nous adorons la gastronomie, nous pousse à demeurer dans la capitale lombarde », affirment les créateurs. Et puis, leur travail fondé sur un solide réseau d’artisans de la Brianza toute proche ne supporterait pas la distance avec ces professionnels du sur-mesure qui savent exécuter et trouver des solutions pour les dessins du duo. Chez Dimore, la perfection s’affiche toujours décontractée et vivante. Comme si ces intérieurs avaient déjà été habités, comme si leur dernier locataire venait de quitter les lieux… Une vision de la décoration qu’ils ont poussée dans ses retranchements lors du London Design Festival, à la galerie Mazzoleni. Ils y ont construit cinq pièces, exposées derrière des hublots, qui semblaient avoir été abandonnées quelques instants plus tôt. Un salon jonché de reliefs de fête, la table d’un joueur de cartes, le boudoir d’une dépressive imaginaire… Des êtres sur le fil, mais au goût toujours exquis… C’est ainsi qu’ils imaginent leur clientèle. « Fortunée, bien sûr, mais avec des goûts éclectiques, prête à être bousculée, aimant l’inattendu mais aussi le confort », résume Britt.
Londres, le premier marché de Dimore
Parmi les marques de cœur avec lesquelles ils ont su construire une histoire, figurent Bulgari ou Fendi pour qui ils viennent de réaliser un appartement dans son Palazzo. Aujourd’hui, 15 % de leur activité se concentre en Italie. A Paris, ils ont œuvré pour Aesop et Diptyque, deux enseignes pour lesquelles ils dessinent régulièrement des boutiques. Et après l’hôtel Saint-Marc, près de l’Opéra Comique, ils sont en plein chantier sur un nouvel établissement rue de Ponthieu, « près de la galerie Gagosian ».
Mais c’est à Londres que résident leurs meilleurs clients. Ils viennent de signer Leo’s, un speakeasy au sous-sol de l’Arts Club, « dont le propriétaire vient de [leur] commander trois autres projets », se réjouit Britt. Une clientèle internationale qui pousse désormais Britt et Emiliano à construire un réseau de revendeurs pour leurs objets et leurs meubles. Pour l’instant, ils distribuent leur collection uniquement dans leur galerie milanaise et chez Future Perfect, un distributeur new-yorkais qui vient d’ouvrir une antenne à Los Angeles. « Nous sommes en train d’élaborer la meilleure stratégie possible pour diffuser nos créations », explique Britt. Parmi les pistes de réflexion, le développement d’une ligne d’objets… Un moyen subtil et moins onéreux d’entrer dans l’univers du talentueux duo. Parce que le sens du goût n’interdit pas celui des affaires…
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