Horlogerie
Avec son écosystème entrepreneurial et culturel unique – mix d’artisanat, d’industrie et de commerce, mais aussi d’exploration créative et de pensée critique –, la Lombardie est indissociable du design italien et de son succès.
Le terme « design italien » a un insolent parfum de pléonasme. Pour tout amateur, la formule évoque instantanément une wish list de pièces iconiques signées Gio Ponti, Franco Albini, Osvaldo Borsani, Achille et Pier Giacomo Castiglioni, Ettore Sottsass, Carlo Colombo, Andrea Branzi, Enzo Mari, Mario Bellini, Gae Aulenti, Gaetano Pesce, Vico Magistretti, Alessandro Mendini, Antonio Citterio, Michele De Lucchi ou Piero Lissoni, pour ne citer que quelques noms parmi les plus célèbres.
Toutes décennies confondues, un fil rouge – du même rouge sans doute que celui de la non moins iconique machine à écrire Valentine, créée en 1969 par Ettore Sottsass pour Olivetti – relie ces créations qui ont rejoint les collections permanentes du MoMA, à New York, du musée du design de la Triennale, à Milan, ou du MAD, à Paris. Et dessine les contours exacts d’une région, la Lombardie.
Plus précisément encore, les contours de ce triangle d’or du design qui va de Milan à Côme en passant par Monza : la province de Monza et Brianza. Le name dropping des marques qui y sont concentrées dit déjà tout : Cassina, B&B Italia, Kartell, Arflex, Tecno, Danese, Cappellini, Molteni, Flexform, Minotti, Artemide, Flos, Poliform, Tacchini, Zanotta…
Non seulement un quart des entreprises italiennes du meuble sont historiquement implantées dans la région, mais ce quart-là représente les labels les plus emblématiques du design transalpin, à l’exception de quelques autres noms phares établis en Toscane (Edra) ou en Vénétie (Moroso, Foscarini). C’est un fait : le poids (et le succès) du secteur (0,3 % du PIB national en 2019, d’après une étude publiée dans Forbes) est intimement lié à l’écosystème industriel, artistique, culturel et intellectuel de la Lombardie, cette « étrange alliance », comme la qualifiait Andrea Branzi, entre intellectuels et petits et moyens entrepreneurs.
Le design italien entre 50 et 80
Dans l’Italie des années 50, la reconstruction s’est faite sans que les jeunes architectes soient invités à y participer. Privés de chantiers, ceux-ci se sont alors tournés naturellement vers l’architecture intérieure et le design. Au même moment, une nouvelle génération d’industriels cultivés – les Cassina, Busnelli, Gismondi, Castiglioni, Castelli, Gandini, Zanotta, Danese – arrivait aux commandes de petites usines familiales de meubles, nées pour la plupart à la fin des années 50.
Leur particularité ? Être spécialisés dans un type précis de fabrication et, pour le reste, s’appuyer sur un réseau flexible de sous-traitants et d’artisans au travail irréprochable. S’entraider aussi parfois, autant par pragmatisme que par élégance. Outre le fait de ne pas avoir opposé artisanat et standardisation industrielle, objectifs économiques et recherche artistique, la force du modèle lombard est d’avoir privilégié la prise de risque aux clichés marketing, la confiance aux contrats d’avocats.
Et d’avoir placé le respect et la qualité des rapports humains au cœur de la relation entreprise- designer (et vice-versa). « Si d’autres pays ont eu une théorie du design, l’Italie a eu une philosophie du design, peut-être même une idéologie », soulignait Umberto Eco. Avec son contenu exigeant, la revue Domus, fondée par Gio Ponti, a aussi joué un rôle clé en démocratisant, aux yeux d’un public non exclusivement averti, la « culture du projet », si essentielle aux yeux des maestri du design italien.
Des créations culte sont apparues dans les années 60, comme le lampadaire Arco d’Achille & Pier Giacomo Castiglioni (Flos, 1962), la lampe Eclisse de Vico Magistretti ( Artemide, 1965), le pouf Sacco de Gatti, Paolini, Teodoro (Zanotta, 1968), les Componibili d’Anna Castelli Ferrieri ( Kartell, 1967), la Tube Chair de Joe Colombo (Flexform, 1969, mais dorénavant au catalogue de Cappellini), le fauteuil UP5-6 de Gaetano Pesce (B&B Italia, 1969), le canapé modulable Camaleonda de Mario Bellini (B&B talia, 1970) – liste non exhaustive.
En 1972, alors que le MoMA, à New York, déroulait la mythique exposition Italy: The New Domestic Landscape, la situation sociale et économique de la Botte se crispait – un euphémisme –, avant que les utopies plastiques du mobilier ne se prennent de plein fouet le choc pétrolier de 1973. Un timing idéal pour le mouvement de Controdesign (ou Antidesign) radical – comme Superstudio et Archizoom, qui virent le jour à Florence avant de s’épanouir à Milan, ou le studio Alchimia, fondé par Alessandro Mendini –, qui vit converger Ettore Sottsass, Andrea Branzi, Michele De Lucchi, Paola Navone et Enzo Mari (disparu juste avant l’ouverture de l’exposition que lui consacre actuellement la Triennale).
Dans la Brianza se déroulait en simultané un recentrage sur des matériaux et typologies de produits plus conventionnels, mais non moins créatifs. Parmi les best-sellers de ces années-là où la mondialisation courait à bas bruit en arrière-fond, il faut citer la lampe Tizio (1972) de Richard Sapper pour Artemide ou le canapé Maralunga (1973) de Vico Magistretti pour Cassina.
La révolution Memphis
En 1981, Ettore Sottsass frappait un grand coup en plein off du Salone en lançant le collectif Memphis : 57 ovnis postmodernes, dont l’étagère Carlton et la lampe Tahiti, contrastant fortement avec l’habituelle production industrielle élégante de la Brianza.
Ce qui n’a pas empêché le mouvement de bénéficier d’emblée du soutien actif d’Ernesto Gismondi, président d’Artemide, tandis qu’Abet Laminati fournissait le stratifié. Radicalement photogénique, Memphis préfigurait, avec quelques décennies d’avance, l’avènement de la primauté médiatique de la culture visuelle d’Instagram.
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le mouvement, en plein revival depuis le milieu des années 2010, continue d’être une source d’inspiration partout dans le monde. Aux architectes-designers qui plaçaient la théorie en première ligne ont succédé des profils suractifs, plus sensibles sans doute aux briefs du contract, sans lequel le design en général, et le design made in Brianza en particulier, ne survivrait pas.
Piero Lissoni ou Patricia Urquiola en sont les nouvelles stars, de même que certains designers internationaux, comme Philippe Starck, qui a noué une fructueuse collaboration avec Kartell, entre autres. En passant très récemment de marque familiale indépendante à marque intégrée à une multinationale, Cassina (groupe Haworth) ou Flos (Design Holding, un regroupement entre Investindustrial et The Carlyle Group, dont le portefeuille contient aussi Louis Poulsen, B&B Italia, Maxalto, Azucena and Arclinea) bénéficient aujourd’hui de (plus) puissants leviers de développement international, même si la pandémie à certainement mis en suspension temporaire quelques projets.
À commencer par la 59e édition du Salone. Le 60e anniversaire est annoncé pour septembre.
Mais la créativité lombarde n’est pas à l’arrêt pour autant, bien au contraire : avec la vidéo Desiderio, les designers de Studiopepe ont imaginé un showroom virtuel où se découvre la collaboration avec le très dynamique éditeur CC-Tapis.
Logiquement, l’e-commerce gagne des parts de marché, d’autant plus que le recentrage forcé sur la maison va dans le sens de l’achat design. En 2014, la Triennale proposait une passionnante exposition intitulée Le Design italien au-delà des crises : autarcie, austérité et autoproduction. Soit un scan de trois décennies ayant su stimuler l’alter créativité – celle qui a suivi la grande dépression de 1929, celle qui a dû affronter le premier choc pétrolier de 1973, et celle des années 2000 basculant sous le règne conjugué de la finance et de la mondialisation. Gageons qu’un jour la créativité engendrée par la pandémie nous éblouira au Museo del Design Italiano.
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