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Le maître horloger Denis Flageollet s’est adjoint la collaboration de François Schuiten, le dessinateur de la saga de bande dessinée Les Cités obscures, en vue de l’élaboration d’un projet un peu fou : une horloge astronomique d’exception, le Mecavers.
L’histoire commence en 2016. De passage à Paris, Denis Flageollet visite l’exposition « Machines à dessiner », organisée au musée des Arts et métiers. Ce maître horloger de réputation mondiale, cofondateur de la manufacture De Bethune avec David Zanetta, est un habitué du lieu, où il s’est souvent rendu pour apprécier les collections d’horlogerie. L’exposition, pilotée par François Schuiten et Benoît Peeters, le duo d’auteurs de bande dessinée auquel on doit la saga Les Cités obscures, confronte une sélection de pièces du musée et l’univers graphique du premier, tout en rendant un vibrant hommage à l’art du dessin.
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Voyage en utopie
Denis Flageollet, lecteur de longue date des Cités obscures et qui prépare alors un livre consacré à son parcours, Alchimie horlogère, se dit que le dessinateur serait tout désigné pour en illustrer la couverture. Après une première rencontre, suivie d’une visite de Schuiten aux ateliers De Bethune à Sainte-Croix, en Suisse, une collaboration doublée d’une amitié se met en place entre les deux créateurs.

Outre sa contribution à Alchimie horlogère, François Schuiten dessine, en 2019, la structure d’une montre créée par Denis Flageollet, la DW5 Armilia, dont le nom est un clin d’œil à l’un des titres des Cités obscures, La Route d’Armilia. Quelques années plus tôt, il avait déjà mis un pied dans l’univers de l’horlogerie en participant à un album collectif consacré à la montre Ballon Bleu de Cartier, en compagnie d’autres grands noms du neuvième art comme Mœbius, Taniguchi, Floc’h et Mattotti.
Aujourd’hui, les deux hommes poursuivent leur association et la confrontation de leurs univers. Celui qui se définit comme un mécanicien horloger, riche d’une expérience de quarante années, a proposé à François Schuiten de contribuer à sa réflexion sur une horloge astronomique hors norme, baptisée le « Mecavers », à laquelle Denis Flageollet se consacre depuis trois ans.

Un objet en forme d’utopie horlogère, un « garde-temps ultime » qui trouverait sans nul doute sa place parmi les architectures visionnaires des Cités obscures. Deux vidéos disponibles sur Internet, réalisées par Olivier Ronot, permettent de plonger au cœur d’un chantier dont l’inspirateur et maître d’œuvre, après de savants calculs et la fabrication des premières pièces, serait bien en peine de dire à quelle date il sera achevé – ni même s’il le sera un jour…
Du Chronoscaphe au Mecavers
« J’avais envie de faire quelque chose de fou, et il fallait que je m’attaque à ce projet, explique Denis Flageollet. Après la parution de mon livre, je me suis rendu compte que je n’avais pas réussi à faire passer ce que j’avais envie de transmettre. » Son originalité tient aussi à ses dimensions. Il s’agit d’une horloge de 3,5 mètres de haut et 1,80 mètre de diamètre, dans laquelle il sera donc possible de pénétrer. « La plus petite roue mesurera 0,7 millimètre de diamètre et la plus grande, 50 centimètres, l’idée étant d’allier l’infiniment petit et l’infiniment grand », précise Denis Flageollet.

François Schuiten compare le Mecavers au célèbre Chronoscaphe, la machine à voyager dans le temps imaginée par Edgar P. Jacobs dans une aventure de Blake et Mortimer, Le Piège diabolique. Dans les vidéos, l’horloger évoque un « rêve éveillé », une sculpture comportant plusieurs milliers de rouages et qui re créera l’univers en représentant les huit planètes du système solaire, entourées d’une soixantaine de leurs satellites. « J’ai un besoin vital de réaliser une pièce qui contiendrait toutes les techniques et tous les matériaux du savoir-faire de mon métier et de la mécanique d’art », résume Denis Flageollet. Un musée mécanique de l’histoire de l’horlogerie, en quelque sorte.
La quête du graal
Parmi diverses collaborations, avec des scientifiques ou avec un archéologue, celle de François Schuiten prend forme à travers des dessins et des « crobards » jetés sur le papier. Elle vise à concrétiser ce qui est de l’ordre de la dimension philosophique. « Pour Denis, le Mecavers constitue un véritable graal », analyse le dessinateur.

Tout au long de leurs séances de travail, celui-ci partage ses réflexions sur le temps, qu’il a déjà développées tout au long des Cités obscures. « J’adore me mettre au service d’un tel projet et entrer dans l’espace intellectuel de Denis. Ce n’est pas un hasard si j’ai dessiné des mécanismes d’horlogerie dans mes bandes dessinées ni s’il a tant apprécié l’exposition “Machines à dessiner”. Nous avons des centres d’intérêt en commun », explique-t-il.
Schuiten procède à une espèce de maïeutique. « J’essaie de saisir dans son propos et dans sa quête des intuitions dont il n’est pas forcément conscient. Je cherche à leur donner corps et à leur permettre de s’incarner. Les plus belles histoires sont celles qui restent mystérieuses, et il y a dans la démarche de Denis une part de mystère qui le dépasse. Au départ, nous étions dans l’inconnu car les possibilités étaient multiples. Plusieurs récits s’entrecroisaient, et l’objet devait s’imposer de lui-même grâce à sa propre cohérence. Il fallait le laisser émerger naturellement, et seul le temps qui passe le permet. Je cherche à mettre en avant les éléments les plus significatifs qui lui donnent la possibilité d’avancer, mais il faut rester humble : c’est Denis qui va passer plusieurs années à travailler. Je l’aide simplement à se mettre sur le bon chemin. »

De son côté, Denis Flageollet affirme vouloir apporter sa « petite brique » à l’histoire d’un univers qu’il connaît sur le bout des doigts. Fils, petit-fils et arrière-petit-fils d’horlogers français, il considère que le terme « innovation » est le maître-mot de la tradition horlogère. Mais, en dépit de l’expérience accumulée, il n’a aucune idée du temps qui lui sera nécessaire pour mener à bien cette recherche personnelle aux allures de work in progress.
Quand on lui pose la question, il a tendance à répondre : « Au moins cinq années encore. » Sans oser avouer à son interlocuteur qu’il faisait déjà la même réponse il y a trois ans, comme si le temps n’était qu’une donnée somme toute très relative…
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