The Good Business
Il y a vingt ans, Pékin élevait cette ville industrielle du Sichuan au rang de province en espérant développer, dans son sillage, le reste du Sud‑Ouest chinois. Devenue une mégapole gigantesque, Chongqing continue aujourd’hui de croître dans une Chine grippée par le ralentissement économique.
Chongqing, ville-province du sud-ouest de la Chine, un beau matin de printemps. De rares rayons de soleil projettent ce jour-là une lumière timide sur la forêt de gratte-ciel d’ordinaire plongée dans un épais brouillard. Nous sommes précisément sur la presqu’île de Yuzhong, centre historique et géographique de cette mégapole chinoise, l’une des plus grandes du pays, avec Pékin, Shanghai et Canton. À son extrémité, là où la rivière Jialing rencontre les eaux turbulentes du fleuve Bleu – le Yangtsé –, fleuve le plus long d’Asie, des grues par dizaines construisent ce qui deviendra sûrement, en 2018, le nouveau symbole de Chongqing : Raffles City, un ensemble de 8 tours d’appartements et de bureaux, dont deux sont plus hautes que la tour Eiffel, imaginé par Moshe Safdie.
Cet architecte et urbaniste israélo-américano-canadien de 78 ans avait déjà fait mouche, en 2010, en signant le Marina Bay Sands, hôtel 5 étoiles de Singapour, célèbre pour sa piscine à débordement offrant, depuis le 57e étage, une vue plongeante sur la skyline de la cité-État. Là aussi, quatre des huit tours de Raffles City seront reliées entre elles par un couloir de verre suspendu à 280 mètres du sol. Les travaux ont commencé en 2012 sous l’égide de CapitaLand, promoteur immobilier de Singapour. Montant total de la facture ? Plus de 3 milliards d’euros. Soit le plus gros investissement jamais réalisé à ce jour par une entreprise singapourienne en Chine. Ainsi va Chongqing.
Tandis que le reste de la Chine décélère, cette municipalité autonome de 33 millions d’habitants, d’une superficie de 82 300 km2 – soit plus grande que celles du Benelux ou de la République tchèque –, continue de se transformer sous l’action des pelleteuses. En 2016, selon les données officielles, la ville a enregistré, pour la quinzième année consécutive, un taux de croissance à deux chiffres : son PIB a augmenté de 10,7 %, contre 6,7 % pour la moyenne nationale – taux le plus faible en vingt-six ans.
Depuis 2007, sans interruption, Chongqing croît plus rapidement que le reste du pays. « Prenons, par exemple, la production d’eau potable, qui est un excellent indicateur du développement économique, explique Minghua Sun, vice-présidente Asie de Suez, dans son bureau du nord de la ville. Entre 2002 et 2016, à Chongqing, elle a augmenté entre 12 et 15 % par an. C’est sans précédent dans le monde. En Europe, on tourne entre 1 et 3 %. C’est une mégapole très dynamique ! » Si dynamique que le spécialiste français de l’environnement y réalise un tiers de ses activités en Chine. Distribution d’eau potable, traitement des eaux usées… En quinze ans, selon Minghua Sun, Suez a investi à Chongqing l’équivalent de 550 millions d’euros, où le groupe fait tourner cinq usines d’eau potable.
Jumelage avec Toulouse
Chongqing est peut‑être méconnue en France… mais certainement pas à Toulouse ! La Ville rose est en effet jumelée avec Chongqing depuis 1981 ; c’est l’un des jumelages franco‑chinois les plus anciens. « Jusqu’à maintenant, c’était un peu un jumelage endormi, car Chongqing est loin ; mais maintenant que la Chine s’est “éveillée”, pour reprendre la célèbre phrase d’Alain Peyrefitte, ça nous interpelle, ça nous intéresse », reconnaît Aviv Zonabend, conseiller délégué aux villes jumelées à la mairie de Toulouse. Gastronomie régionale, aéronautique, recherche sur le cancer : le partenariat, dorénavant, s’étoffe avec la multiplication des contacts politiques. « Le premier avionneur européen, Airbus, est à Toulouse. Et notre aéroport, ici, est passé sous contrôle chinois. On est donc dans un renforcement de cette relation. A la demande des Chinois, on étudie même la possibilité d’un vol direct Toulouse – Chongqing. On avance bien. Ça pourrait se faire assez vite ! » confie le conseiller. Lui‑même se rendra sur place en octobre prochain pour rencontrer des start‑up locales. Le fossé culturel ? Selon Aviv Zonabend, les similitudes entre la 4e ville de France et Chongqing sont en réalité plus nombreuses qu’on ne croit : « Nous sommes deux capitales du sud‑ouest de nos pays, deux villes traversées par des fleuves, deux villes avec une forte ambition technologique. Nous avons des identités qui se ressemblent. Et nous voulons avancer dans les technologies et les biotechnologies… à nos échelles respectives, bien sûr ! »
La locomotive du Sud‑Ouest
« Nous ne sommes pas inquiétés par le ralentissement économique que connaît la Chine. Ici, il y a un potentiel énorme », observe pour sa part Du Shulin, vice-directeur de la communication du Chongqing Liangjiang New Area (CQLJ), zone économique de 1 200 km2 lancée en 2010 par le gouvernement central pour attirer les multinationales étrangères comme Ford, le taïwanais Acer, Air Liquide ou le conglomérat américain Honeywell. « Ces trente dernières années, les provinces côtières de la Chine ont été l’atelier du monde en même temps que le poumon économique du pays. Mais les nouvelles sources de croissance vont désormais venir des provinces intérieures du Sud-Ouest, prédit cet officiel. Nous continuons de croître, car nous comptons 33 millions d’habitants. Nos besoins sont immenses et ils soutiennent nos entreprises. »
Le dynamisme évoqué par Minghua Sun ou Du Shulin, Chongqing le doit surtout au soutien inconditionnel de l’État chinois. Et ce, depuis 1997. Cette année-là, Pékin fait de la ville une locomotive censée entraîner dans son sillage tout le Sud-Ouest chinois. Chongqing est alors séparée de la province du Sichuan pour devenir une province à part entière. « Il y a une quinzaine d’années, le gouvernement chinois a vu les risques de fracture que sa croissance comportait. Il y avait, d’un côté, une côte est modernisée, ouverte sur le monde et au numérique, mais, à l’intérieur du pays, des zones restées à l’écart de toute modernisation. Pékin a alors lancé, au tournant des années 2000, la politique du “Go West” pour développer les provinces de l’arrière-pays, se souvient Gérard Mestrallet, président du conseil d’administration d’Engie (ex‑GDF Suez) et conseiller de la municipalité de Chongqing depuis 2006. Il fallait un pôle urbain pour concrétiser cette politique, et le gouvernement chinois a choisi Chongqing. La ville a reçu tous les crédits dont elle avait besoin, notamment pour financer les infrastructures. Tout était à construire. »
Parallèlement, la construction pharaonique du barrage des Trois-Gorges, commencée en 1994, accélère les mouvements de population. Délogés par la montée des eaux, les résidents des villages situés le long du fleuve Bleu se replient sur Chongqing. L’élévation au rang de province envoie un signal aux investisseurs chinois et étrangers. Chongqing, capitale temporaire de la Chine lors de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945), attire aussi des Chinois des régions limitrophes venus tenter leur chance. Telle une chenille, la ville va entamer sa métamorphose. Alimentées au charbon, les industries se mettent à tourner à plein régime, aggravant la pollution de l’eau et de l’air. Chongqing devient la ville la plus polluée de Chine, voire du monde. Elle est alors tristement célèbre pour ses pluies acides. « On dirait une aquarelle peinte uniquement en gris », écrivait, en 1995, Caroline Puel, à l’époque correspondante en Chine pour Libération.
Chongqing, une ville ouverte et internationale
Le deuxième tournant arrive en 2008 avec la crise financière internationale. Les provinces exportatrices, sur la côte, comme le Zhejiang et le Guangdong, sont frappées par la baisse de la demande à l’étranger. « Tous les marchés étrangers sont devenus turbulents. Le gouvernement chinois a voulu compenser en soutenant à nouveau le sud-ouest du pays », raconte Du Shulin. Cette fois, les dirigeants chinois décident de placer Chongqing sous la coupe du gouvernement central de Pékin. En 2010, la ville-province devient la quatrième municipalité de Chine à être gérée directement par l’État, avec Pékin, Shanghai et Tianjin. « On pouvait sentir que Chongqing allait bientôt ressembler à ces trois villes. Mais personne n’imaginait, à l’époque, que son développement serait aussi rapide ! se souvient Minghua Sun, de Suez. Notre première station, ici, était au milieu de nulle part. Chongqing était un chantier gigantesque, il y avait de la boue partout et nous devions porter des bottes. Nous avons demandé au siège, en France, de venir ici pour prendre la mesure des choses. À Paris, ils ne connaissaient que Pékin et Shanghai ! »
Dans la foulée, en 2010, le gouvernement central promeut Huang Qifan, un officiel qui a déjà passé neuf ans à Chongqing, maire de la municipalité. Nouveau signal, nouveau tournant, car l’homme est celui qui a piloté le chantier de Pudong, le quartier économique de Shanghai construit sur des marais. « Pudong, c’est le projet de développement urbain le plus spectaculaire au monde, et c’est l’œuvre de Huang Qifan », rappelle Gérard Mestrallet. Jusqu’en janvier 2017, le « maire-financier » façonne Chongqing à son image : ouverte et internationale. L’objectif est de rattraper Shanghai en dix ans. Sans Huang Qifan, dit-on à Chongqing, la ville ne serait jamais devenue cette mini-Hong Kong de l’intérieur de la Chine.
Pendant ce temps, au-dessus de lui, le secrétaire provincial du parti communiste, le puissant et ambitieux Bo Xilai, transforme lui aussi la ville à coups d’investissements publics. Les mafias sont éradiquées et les immeubles de logements sociaux poussent comme des champignons. Très vite, les sinologues parlent du « modèle de Chongqing ». « Huang Qifan a analysé la situation. Partant du principe qu’on ne pouvait pas tout faire, il s’est concentré sur l’industrie automobile, l’électronique, la finance et l’énergie, résume Zhang Jinbai, 33 ans, le représentant local d’Engie. Résultat, la structure économique est équilibrée. De ce point de vue, Chongqing est très différente des autres villes chinoises, dont certaines ont tout misé sur l’immobilier. »
Petit bémol : Chongqing reste toutefois dominée par les industries. Notamment l’électronique et l’automobile. Un ordinateur sur quatre vendus dans le monde est assemblé ici, selon les médias chinois. La ville-province est aussi le premier bassin automobile de Chine, avec 3 millions de véhicules sortis des lignes de production en 2016. « Pour vous donner une idée, l’année dernière, Mercedes-Benz a vendu 2 millions de voitures à travers le monde », affirme le dirigeant du Chongqing Liangjiang New Area, la zone économique.
De Ford à Hyundai, en passant par General Motors, tous sont présents ici via des coentreprises. Mais le grand constructeur local s’appelle Changan, avec qui le français PSA s’est associé pour la production de ses DS en Chine. « Le classement vient de sortir : nous occupons le 15e rang mondial, juste derrière Mazda ! » se réjouit Wang Jing, 28 ans, l’un des responsables du département marketing, qui, au volant de sa voiture électrique, nous conduit vers l’une des usines du groupe. À l’arrivée, 6 000 employés en bleu de travail fixent une à une les différentes pièces (phares, pare-brise, etc.) sur les caisses en blanc, les structures brutes des voitures. « On ne peut plus se contenter de vendre uniquement en Chine. Il faut aussi qu’on s’attaque à nos compétiteurs internationaux, plaide le jeune homme. Nous exportons déjà dans 100 pays, surtout en Russie, en Iran et en Inde. »
En ligne directe avec l’Europe
Désormais, Chongqing se plie en quatre pour soutenir l’internationalisation de ses champions, notamment grâce à de nouvelles infrastructures. Depuis 2011, un train de marchandises relie directement Chongqing à Duisbourg, en Allemagne, via l’Asie centrale et la Russie. « Pour exporter en Europe depuis Shanghai ou Canton, via le détroit de Malacca puis le canal de Suez, il faut 40 jours en bateau. En revanche, si on prend le chemin inverse, grâce à ce nouveau train, 16 jours suffisent ! » jubile Du Shulin. Fierté locale, le Chongqing – Duisbourg a reçu également la bénédiction suprême du président chinois Xi Jinping. Le numéro un de la deuxième économie mondiale le promeut dans le cadre de ses « nouvelles routes de la soie » censées rapprocher la Chine de l’Europe. « Le marché américain apparaît instable, glisse Du Shulin avec un sourire entendu. Une allusion à peine voilée à l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Pendant ce temps, l’Europe se tourne vers l’Asie, tandis que la Chine, elle, regarde vers l’Ouest. Grâce à ce train, nous sommes devenus un pont qui connecte les provinces intérieures chinoises avec l’Europe. » Un pont, un de plus, dans cette ville si envoûtante qui en a construit tant d’autres pour pouvoir traverser sans peine les deux cours d’eau qui font toute la beauté cinématographique de Chongqing : la rivière Jialing et le long fleuve Bleu.