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Cannabis : le nouvel or vert marocain ?

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Longtemps réduit au rang de drogue peu recommandable, le cannabis change peu à peu de stature partout dans le monde : entre usages thérapeutiques et industriels, les débouchés se multiplient. Conscient de la manne que cela représente, le gouvernement marocain s’apprête à légaliser le cannabis de façon encadrée. Mais la transition ne s’annonce pas sans embûches.

À Ben Guerir, dans la province de Marrakech-Safi, au Maroc, le projet Sunimplant a marqué les esprits. En 2019, cet écodôme à l’allure futuriste est sorti de terre en seulement trois semaines, à l’occasion du Solar Decathlon, une compétition internationale d’architecture. En plus de son design remarquable et de son indépendance énergétique, un élément a retenu l’attention des spécialistes : la façade de Sunimplant a été entièrement élaborée avec des matériaux à base de tiges de beldia, la variété historique de cannabis cultivée dans le Rif, cette région montagneuse du Nord du Maroc qui s’encastre dans la Méditerranée.

« Nous avons utilisé 7,5 tonnes de chanvre beldia, se félicite Monika Brümmer. Ce bâtiment s’inspire de l’architecture bioclimatique africaine traditionnelle. C’est le premier édifice construit à 100 % avec cette variété. » À la baguette de cet audacieux pari, cette architecte allemande n’en est pas à son coup d’essai. Depuis son projet de fin d’études à l’université des arts de Berlin, en 1996, le chanvre est son matériau de prédilection.

En 1999, elle fonde Cannatektum, une entreprise basée en Andalousie qui fabrique et commercialise des Cannabric –des briques à base de chanvre– et d’autres matériaux de construction issus de cette plante, pour l’isolation ou la confection de toitures. Depuis 2013, Monika Brümmer a aussi un pied de l’autre côté du détroit de Gibraltar.

Elle est très investie au Maroc, où elle a cofondé Adrar Nouh –avec Abdellatif Adebibe–, une coopérative qui transforme à petite échelle des déchets des cultures de cannabis. Mais si les vertus du chanvre sont un secret de moins en moins bien gardé, ces projets restent strictement encadrés dans des protocoles expérimentaux.

Le royaume du Maroc a lancé un projet de loi visant à légaliser le cannabis vertueux, tout en maintenant l’interdiction de son usage récréatif.
Le royaume du Maroc a lancé un projet de loi visant à légaliser le cannabis vertueux, tout en maintenant l’interdiction de son usage récréatif. Greygouar

Car en dépit des apparences, au Maroc, la culture du cannabis reste interdite.

Mais cela est en passe de changer. Le 2 décembre 2020, suivant une recommandation de l’OMS, la Commission des stupéfiants des Nations unies sort le cannabis de la liste des drogues sans effets thérapeutiques. Favorable à ce déclassement, le royaume du Maroc lance dans la foulée un projet de loi visant à légaliser ce cannabis vertueux, tout en maintenant l’interdiction de son usage récréatif.

Le texte, désormais débattu au Parlement, porte un projet fort. Il prévoit la création d’une agence nationale de régulation chargée de développer un circuit agricole et industriel. Il est question de « coopératives », de « plants certifiés » et de « reconversion des cultures illicites destructrices de l’environnement en activités légales durables et génératrices de valeur et d’emploi ». Avec deux types de cultures à la clé : l’une à destination médicale et cosmétique, l’autre à usage industriel –papier, textile et matériaux de construction, donc.

Petits arrangements entre amis

Héritage de l’époque coloniale, les cultures de cannabis du Rif ont toujours bénéficié d’un statut particulier. « Après l’indépendance, le régime n’a pas trouvé de solution pour répondre aux besoins de toutes les régions, éclaire Khalid Mouna, anthropologue et auteur du Bled du kif. Économie et pouvoir chez les Ketama du Rif. Le Rif incarnait un Maroc sans ressources économiques. Alors, la culture du cannabis a bénéficié d’une certaine tolérance. D’autant que cela arrangeait les Européens : le Rif était la seule région stable en termes d’émigration. Cette économie a donc pris racine, avec une ramification d’acteurs et de savoir-faire. »

Aujourd’hui, environ 55 000 hectares de chanvre seraient cultivés illicitement dans le royaume. L’essentiel alimente le marché du haschich, dont le Maroc est le premier producteur mondial. Preuve que ça bouge, Monika Brümmer n’est plus la seule à louer les qualités du chanvre dans le bâtiment.

Mouatassim Charai et Ahmed Mezrhab, deux chercheurs de l’université Mohammed-Ier, à Oujda, travaillent eux aussi au développement de nouveaux matériaux utilisant les tiges du chanvre comme bioagrégats. « Les fibres sont considérées comme un sous-produit inutile, rappellent-ils. Or, avec cette approche, nous assurons une utilisation complète de cette espèce dans plusieurs industries, tout en créant de nouveaux emplois verts dans la région. »

Pour tester les propriétés de leur écomatériau, baptisé Cannaplâtre, ils l’ont installé et étudié dans un bâtiment témoin pendant plusieurs saisons. Résultat : « Nous avons constaté une amélioration de l’isolation, assurant un meilleur confort thermique en été comme en hiver. Ce type de matériau biosourcé absorbe également le CO2, améliorant la qualité de l’air intérieur. »

Les propriétés des Cannabric de Monika Brümmer témoignent également de propriétés similaires. Et, surtout, elle a du recul : « Après plus de deux décennies, nos briques ont prouvé leur confort hygrothermique et leur durabilité. Nous avons construit plusieurs centaines de maisons en Espagne, parfois de trois étages… » Sentant le filon, les équipes de l’université d’Oujda ont déposé un brevet en vue d’une commercialisation. « La création d’une start-up sera le spin-off de ce projet », précisent Mouatassim Charai et Ahmed Mezrhab.

950 M $ : les revenus que le Maroc pourrait générer dès la première année de légalisation.
950 M $ : les revenus que le Maroc pourrait générer dès la première année de légalisation. Greygouar

Dans les starting-blocks

Mais avec la légalisation, de sérieux défis se profilent sur le terrain de la fabrication aussi bien de produits cosmétiques que thérapeutiques. Les cultures intensives pour la production de haschich ont fait beaucoup de mal au terroir. Les variétés traditionnelles, comme la fameuse beldia, qui s’accommode si bien de ce climat entre montagne et mer, ont souvent été remplacées par des plants génétiquement modifiés dans des laboratoires en Europe, afin de gagner en rendement et en THC, la molécule psychoactive.

Mohammed Fekhaoui, le directeur de l’Institut scientifique de Rabat, spécialiste du Rif, dessine un tableau peu reluisant. « L’introduction de ces plantes hybridées a énormément affaibli l’écosystème, car elles sont voraces en eau et en fertilisant. Les sols se sont appauvris et la biodiversité a souffert. » Selon lui, l’obtention de produits thérapeutiques à base de CBD issus de zones encadrées par les autorités pourrait prendre cinq ans.

« Il faut d’abord prévenir l’érosion, lutter contre la déforestation, revenir à une gestion traditionnelle de l’eau et préserver la source autochtone, en rediversifiant les cultures. Ensuite, l’Office national de sécurité sanitaire des produits alimentaires (ONSSPA) va devoir établir des normes appropriées pour s’intégrer dans un marché mondial avec une qualité de produit constante et une traçabilité. Et il va falloir développer la région, en électrifiant et en construisant des routes. »

Et avec tout cela, il ne faudrait pas oublier les populations locales. Aujourd’hui, cette activité emploierait jusqu’à 800 000 personnes. Monika Brümmer, avec la coopérative Adrar Nouh, travaille dans ce sens. Cinq personnes sont déjà employées à plein temps. « Nous voulons être prêts à produire dès que la loi passera. Et l’objectif, c’est que le fruit de ce travail profite d’abord aux agriculteurs locaux. »

Mohammed Fekhaoui abonde dans le même sens. « Les populations du Rif n’ont pas pu bénéficier de tous les programmes de développement mis en place durant ces cinquante dernières années. Ce serait un drame que ces cultivateurs continuent d’être exploités, et le soient, cette fois-ci, par des multinationales à l’affût. »

L’enjeu est de taille, mais il en vaut la chandelle : selon le cabinet britannique Prohibition Partners, si le commerce du cannabis venait à être légalisé, le Maroc pourrait engranger près de 950 millions de dollars dès la première année.

Les chiffres du cannabis au Maroc :

• 700 tonnes de haschich produites par an.
• 55 000 ha de cannabis cultivés illégalement.
• Entre 90 000 et 140 000 familles du Rif vivent de cette culture.
• 4 % : le chiffre d’affaires estimé d’un cultivateur sur le CA total du circuit illégal. Il pourrait passer à 12 % dans le circuit légal.
• 950 M $ : les revenus que le Maroc pourrait générer dès la première année de légalisation.
• 55 Mds $ : le marché mondial du cannabis thérapeutique à l’horizon 2025 (Source : Grand View Research).

La fin du cannabis illégal est-elle pour bientôt ?

« C’est peu probable, éclaire l’anthropologue Khalid Mouna. La loi ne concerne que 30 % de la zone de production. Elle n’a pas pour objectif de lutter définitivement contre le produit illégal. Certains producteurs ne seront pas en mesure de se plier au cahier des charges, trop pointu pour une activité qui a toujours été informelle. D’autres n’ont aucun intérêt à basculer. L’expérience l’a montré ailleurs dans le monde : cultures légale et illégale finissent par cohabiter. »


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